Dernière modification le il y a une semaine
par Jean-François Jagielski

Septembre 1945

Septembre 45 : La guerre s’installe, principalement en Cochinchine. Du fait de la réoccupation rapide par le corps expéditionnaire français de cette région, la guérilla vm du Sud ne dispose que de peu de temps pour se préparer militairement et est confrontée rapidement aux forces motorisées de l’armée française. Le VM sudiste se retrouve donc dans une position militaire bien plus défavorable qu’au nord du 16e parallèle. De plus, les sudistes ont du mal à maintenir une présence étatique sur un territoire jugé comme étant une colonie et donc contesté par la France (Goscha, 2002, pp. 34-35). La guerre en Cochinchine va rapidement et durablement s’appuyer sur une forme de terrorisme vietminh (mais pas seulement…) qui crée un climat d’insécurité et d’anarchie permanent visant à miner l’autorité française et/ou nationaliste : nombre de Vietnamiens sont alors considérés comme Viet Gians (traîtres vietnamiens) qu’il faut éliminer physiquement. Ce terrorisme se manifeste par des attentats en tout genre : exécutions et assassinats anonymes (responsables français, fonctionnaires, notables, chefs de provinces ou de régions mais aussi des opposants nationalistes), destructions à l’explosif de biens français (dont certaines plantations d’hévéas mais de manière sélective), jets de grenades dans les lieux publics, enlèvements, torture, etc.

Le nouvel État vietnamien n’attend pas la proclamation de sa future constitution (voir 8 novembre 1946) pour organiser administrativement le pays. Il renomme, sans pour autant le faire disparaître, l’ancien découpage géographique colonial : le Tonkin devient le Bac Bo, l’Annam le Trung Bo et la Cochinchine le Nam Bo.

Un sondage de l’I.F.O.P. interroge les Français sur le sort de l’Indochine : 63 % des sondés répondent que la colonie sera laissée à la France. 12 % seulement en doutent et 25 % ne savent pas (Ruscio, 1985, p. 74 ; Ruscio, 1992, p. 50 ; Journoud, 2011, p. 38). Un climat de méconnaissance du problème indochinois est largement partagé par une large partie de l’opinion publique française.


1er septembre 45 : Le général de brigade Raoul Salan, délégué militaire du haut-commissaire D’Argenlieu, s’installe à Hanoï.

Instauration d’un couvre-feu à Hanoi par le gouvernement vietnamien. Il ne durera que quelques semaines. Les partis politiques ayant collaboré avec les Japonais durant la période d’occupation sont interdits.

Alessandri et Pignon (futur conseiller politique de Sainteny) avertissent la D.G.E.R. de Calcutta de consolider et non d’amoindrir la position de Sainteny à Hanoi. Alessandri en tant que délégué général du G.P.R.F. ne lui attribue pourtant qu’une fonction d’« observateur » : « Vous ne devez pas engager de négociations mais vous devez recueillir tous renseignements propres à servir de base à l’ouverture de négociations futures. » (Devillers, 1988, p. 80) La France libre peine toujours à installer un interlocuteur français accrédité avec des attributions claires.


2 septembre 45 : Signature de la capitulation du Japon. Le général Leclerc représente la France à la signature de la capitulation du Japon sur le cuirassier américain Missouri. L’acte de reddition confie aux Japonais le maintien de l’ordre en Indochine : « Les forces japonaises doivent préserver et sauver de tous dommages les biens militaires et civils. » Elles doivent également libérer tous les prisonniers (De Folin, 1993, p. 89 et 104). Le général américain MacArthur également présent lors de cette signature conseille à Leclerc d’amener un maximum de troupes en Indochine (De Folin, 1993, p. 100).

À Hanoï, le Vietminh proclame l’indépendance de la République Démocratique du Vietnam (R.D.V.N.) lors d’une « Fête de l’Indépendance ». En se présentant pour la première fois en public comme l’homme fort du Vietnam, HCM lit la déclaration d’indépendance sur la place Pugnier (Ba Dinh), devant une foule que Sainteny estime à « plusieurs centaines de milliers de manifestants » (Sainteny, 1967, p. 90). Le texte rédigé par HCM s’inspire directement de la déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 et de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Tous les hommes naissent égaux. Le Créateur nous a donné des droits inviolables, de droit de vivre, le droit d’être libre et le droit de réaliser notre bonheur […] Les hommes naissent libres et égaux en droit. » Mais la suite de la déclaration se veut violente et revendicative à l’égard des Français. Après avoir dénoncé « les traités que la France a signés au sujet du Vietnam », elle déclare : « Les impérialistes français ont violé la terre de nos ancêtres […] Ils nous ont privé de toute liberté […] Ils nous ont imposé des lois inhumaines […] Ils ont institué trois régimes politiques différents dans le Nord, dans le Centre et dans le Sud du Vietnam pour détruite notre unité nationale, historique et ethnique […] Ils ont construit plus de prisons que d’écoles […] Ils nous ont exploité jusqu’à la moelle […] La vérité est que nous avons repris notre indépendance des mains des Japonais et non des Français […] Tout le peuple du Vietnam, animé d’une même volonté, est déterminé à lutter jusqu’au bout contre toute tentative d’agression de la part des colonialistes français [...] » (citée in extenso in Devillers, 2010, pp. 421-423 ; Marangé, 2012, pp. 531-533).

Après l’entrevue De Gaulle-Truman du 22 août aux États-Unis, les Américains et leurs alliés prévoient pour la première fois, mais avec certaines réserves, de rétablir une domination française en Indochine. Moindre mal car c’est aussi la seule issue possible face à une situation plus que chaotique et anarchique qui s’installe dans tout le Vietnam.

Dès le 2 septembre, un climat insurrectionnel particulièrement violent s’installe à Saigon, notamment dans les quartiers habités par les « petits Blancs » et les métis qui sont les premières victimes de la fureur populaire dans une ville où les Japonais, contrairement à la convention d’armistice signé ce jour, ne font pas régner l’ordre ou, pire, encouragent sciemment ces mouvements de violence à caractère raciste (Francini 1, 1988, pp. 210-212). Le jour même de la déclaration d’indépendance, la manifestation vire à l’émeute après que des coups de feu aient été tirés place de la cathédrale et un prélat, le père Tricoire, assassiné. Les Français servent de bouc-émissaires. On déplore une dizaine de tués, plusieurs centaines de blessés, une centaine de maisons sont brûlées, des édifices publiques saccagés. Certains Français sont arrêtés arbitrairement et jetés en prison.

Le général chinois Lou Han reçoit à Cunming (Yunnan) la délégation japonaise partie le  26 août. Il leur ordonne de maintenir l’ordre au nord de l’Indochine avant son arrivée (voir 14 septembre), de délivrer les prisonniers alliés et de ne transférer désormais qu’aux Chinois les pouvoirs qu’ils détenaient jusque-là (Pedroncini, 1992, p. 43). Malgré cette demande, les Japonais mettent et mettront une réelle mauvaise volonté à réaliser cette injonction.


2 – 3 septembre 45 : Après la capitulation des Japonais, la confusion règne. Le journal Le Monde rendra compte de cette situation : « Dans les milieux autorisés français, on ne possède pas de renseignements permettant de caractériser avec une précision certaine l’état de la situation en Indochine. » (cité in Ruscio, 1985, p. 68)


3 septembre 45 : Les responsables de l’O.S.S. en Chine basé à Kunming, Heppner et Helliwell (sous l’autorité du général Wedemeyer, chef d’état-major de Tchang Kaï Check) donnent l’ordre à Patti de « ne plus agir comme médiateur, comme intermédiaire ou comme organisateur de réunions entre Français, Annamites et Chinois. » (Pedroncini, 1992, p. 62). Patti est entré en semi-disgrâce depuis la mort de Roosevelt.

Lors de la première séance du nouveau gouvernement, HCM fait une déclaration empreinte d’autocritique : « Nos amis et moi, nous ne sommes pas encore habitués au travail administratif. Nous travaillons tout en étudiant et nous étudions tout en travaillant. Certainement nous commettons des fautes, mais nous les corrigerons. Nous avons le courage de réparer nos fautes. » (cité in Giap 1, 2003, p. 215, avec erreur sur l’année). Selon Giap, il est également question de lutte contre l’analphabétisme de la population jugée comme « une des méthodes utilisées par les colonialistes pour dominer notre peuple. » On décrète un enseignement du quoc ngu que les enfants doivent maîtriser dès l’âge de 8 ans (Giap 1, 2003, p. 225).


4 septembre 45 : Le major Archimedes Patti quitte Hanoi pour se rendre 5 jours en Chine (voir 3 septembre). C’est une convocation qui vise à modérer les initiatives d’un Patti trop entreprenant et jugé par sa hiérarchie comme étant trop pro-vietminh. En 36 jours de présence à Hanoi, il a rencontré 5 fois HCM et Giap à 4 reprises différentes (Pedroncini, 1992, p. 60-61).

Directives de De Gaulle à D’Argenlieu qui remettent en cause les accords de Postdam dont la France avait été exclue : « Sur le plan territorial, il ne saurait être question d’admettre le partage de l’Indochine en deux zones de commandement allié. » Les troupes françaises doivent pouvoir circuler « sans négociations spéciales auprès des autorités de Kandy ou de Nankin. Vos efforts doivent tendre à faire disparaître la ligne de démarcation du 16e Nord. » Selon les directives adressées ce jour même par D’Argenlieu à Leclerc, l’arrivée des troupes françaises doit coïncider au départ des Britanniques et des Chinois (Bodinier, 1987, pp. 160-161 ; Turpin, 2005, p. 117 et 155, note 16). Ce sera vrai pour les Britanniques, mais beaucoup moins pour les Chinois…

Selon un long rapport de Cédile (commissaire de la République au Sud) adressé à Leclerc (voir 17 septembre), « depuis le 4 septembre à 17 heures, l’armée japonaise assure en fait l’ordre à Saigon. Nous n’avons aucune difficulté avec eux. Ils obéissent et exécutent  les ordres. » (Bodinier, 1987, p. 179).


5 septembre 45 : Patti est amené à rendre des comptes par sa hiérarchie suite à ses initiatives jugées intempestives. Il s’abrite derrière de soi-disant « directives spéciales de la Maison Blanche du mois d’avril », qu’il évoque dans ses mémoires mais sans les citer et qui n’ont pu être retrouvées dans les archives. Elles pourraient simplement être des conseils émanant du général William Donovan, chef de l’O.S.S. à Washington, qui dateraient du début 1945, donc de l’ère de Roosevelt et qui ne sont plus en phase avec celles de l’administration Truman (Pedroncini, 1992, p. 62).

L’amiral Thierry d’Argenlieu quitte Paris pour Kandy (île de Ceylan, actuel Sri Lanka). Durant son voyage qui durera jusqu’au 8, il va rédiger à bord de l’avion Bir Hakem des instructions que Devillers jugent « à la fois littéraires et irréelles. » (voir 8 septembre) (Devillers, 1988, p. 88-90).

Arrivée à Saigon à l’aéroport de Than Son Nhut d’un premier détachement britannique de la 20e division hindoue en provenance de Singapour (Malaisie) (Pedroncini, 1992, p. 392).

Sainteny envoie de Hanoi un télégramme à Pignon (son conseiller politique) qui se trouve à Kandy. Il déplore l’attitude agressive que la France a à l’égard du gouvernement d’Hanoi. Il estime : « Il ressort des derniers télégrammes que Paris semble décidé à prendre attitude agressive sans que toutes possibilités entente avec Masque [le VM] aient été épuisées. Cependant tenu étroitement au courant de évolution politique, je puis affirmer que : 1°) Tous les espoirs ne sont pas épuisés 2°) Masque souhaiterait notre collaboration  pour caler population dont réaction les dépasse. » (cité in Turpin, 2005, p. 150)


5 - 11 septembre 45 : Sainteny déplore dès le 5 l’attitude agressive de Paris à l’égard du nouveau gouvernement vietnamien « alors que tous les espoirs d’entente ne sont pas épuisés » et que « le Vietminh souhaite collaboration. » (Pedroncini, 1992, p. 151)

Lui et son équipe subissent cependant les pressions conjuguées des Japonais, des Vietnamiens et des Américains visant à leur faire quitter le palais du gouverneur général à Hanoi. Les Vietnamiens veulent occuper les locaux et, pour arriver à leurs fins, leur coupe les vivres. Les Français seront donc contraints au départ le 11 (Sainteny, 1967, pp. 94-97).


6 septembre 45 : Alors que le corps expéditionnaire français devrait être en train de débarquer, le ministre de la Guerre français demande à De Gaulle d’engager les négociations immédiates pour équiper toutes les troupes françaises en matériel britannique. Selon l’un des membres de l’état-major de Leclerc, il faut agir au plus vite.

Côté français, la situation en Indochine demeure préoccupante. Comme l’indique rétrospectivement le capitaine Duplay, membre de l’état-major de Leclerc : « Il fallait donc agir au plus vite sans essayer de se raccrocher à des projets périmés. Dès cette époque, l’organisation du corps expéditionnaire allait revêtir les caractères qui lui donnent sa plus grande originalité : improvisation, vitesse, activité, et aussi le manque de moyens     appropriés. » (cité in Bodinier, 1987, p. 33)

Pour semer encore un peu plus la zizanie au Nord-Vietnam, le général chinois Lou Han (voir 11 septembre) qui soutient les partis nationalistes prochinois déclare dans la presse que « la Chine venait apporter l’indépendance à l’Indochine » (Sainteny, 1967, p. 121).


6 - 12 septembre 45 : Arrivée d’autres éléments britannique d’une division hindoue. Elles ont été prélevées en Birmanie (Tucker, 2000, p. 151). Arrivent également une compagnie du 5e R.I.C. français venant de Ceylan (actuel Sri Lanka) pour se substituer à l’ancien Corps léger d’intervention (C.L.I.). Au total arrivent en renfort le nombre assez dérisoire de 120 hommes (Bodin, 1996, p. 15).


7 septembre 45 : Création du premier état-major de l’armée vietnamienne sous la direction de Hoang Van Thaï, membre du P.C.I. proche de Giap. Il comporte des sous-divisions responsables de questions tactiques : cartographie, logistique, renseignement (appelé « 2e Bureau »), médecine. On y recrute des transfuges européens et japonais. Fin 1945, sur les 15 membres de cet état-major, seuls 3 d’entre eux seront membres du P.C.I. Cet embryon d’armée n’est pas comme en Chine une armée de paysans. Son recrutement est varié. Une organisation géographique est établie. Elle reprend celle des trois Ky : zones 1, 2 et 3 pour le Bac Bo (Tonkin) ; zones 4,5 et 6 pour le Trung Bo (Annam) ; zones 7, 8 et 9 pour le Nam Bo (Cochinchine).

Leclerc  produit de Kandy (Ceylan) une note à l’intention de D’Argenlieu. Elle pose le problème du commandement bicéphale voulu par De Gaulle autour des personnalités de l’amiral et du général. Selon Leclerc, il n’y a pas de solution politique pour l’instant en Indochine, il est donc urgent d’attendre. Le problème militaire, prioritaire aux yeux de son auteur, « revêt déjà toute sa complexité, puisqu’il consiste à mener à pied d’œuvre les troupes nécessaires, à arracher péniblement l’accord de nos alliés. » Ceux-ci veulent « n’avoir affaire qu’à un seul homme » afin de ne pas retomber dans les errements du passé. Leclerc en conclut : « Pendant de nombreuses semaines, c’est moi-même qui vais supporter le poids principal des responsabilités. Il est donc indispensable que je dispose des pouvoirs adaptés. » Il déplore le choix du Général qu’il a dû « encaisser ». D’Argenlieu lui répondra le 11 (D’Argenlieu, 1985, pp. 418-419).

De retour de Tokyo après la signature de la reddition japonaise, Leclerc produit un long mémorandum de Kandy (Ceylan) adressé au colonel de Guillebon (chef de l’état-major du corps expéditionnaire des forces d’Extrême-Orient) à destination de De Gaulle. Peu de choses positives dans ce rapport. La rencontre avec McArthur lui a montré qu’« il est en apparence très francophile ». Mais il n’est désormais plus commandant en chef et Tchang Kaï Check « est maintenant indépendant. Son chef d’état-major américain Wedemeyer qui est d’ailleurs en mauvais termes avec McArthur, ne nous aime pas. » Les relations avec la Chine sont toujours tendues : blocage de l’avion d’Alessandri, « propagande xénophobe et révolutionnaire » sur les unités françaises repliées en Chine, « tentatives d’emprise économique sur le chemin de fer du Tonkin ». Il faut donc se débarrasser au plus vite des troupes d’occupation. Or il y a des blocages au niveau gouvernemental : « les Français ne se rendent absolument pas compte des réalités ». La question de la suppression du 16e parallèle n’est pas traitée diplomatiquement et ne peut l’être « qu’à l’échelon « gouvernement » ». Leclerc a pu constater que beaucoup de matériel américain était présent aux Philippines mais, pour les acheminer, McArthur attend des ordres de Washington qui ne viennent pas… Les bateaux français pouvant transporter Massu et sa 2e D.B. sont en attente car les Britanniques veulent donner priorité au débarquement des troupes de Gracey à Saigon, et ce jusqu’au 20 octobre. Les pièces de rechange et les munitions de la 2e D.B. équipée à l’américaine sont également en attente. Leclerc entend donner priorité au débarquement de la 9e D.I.C. Il estime qu’elle possède une qualité nettement supérieure à la brigade de Madagascar qui doit encore être étoffée par « des renforts européens ». Il évoque la question du débarquement au Tonkin (Haïphong) qui doit être programmée à partir de Saigon. Le problème qui se pose aux Français est le suivant : « Qu’on amène des troupes suffisantes et la solution des problèmes sera facile, qu’on ne les amène pas et on ne s’en sortira pas. » (Bodinier, 1987, pp. 161-171).

Leclerc produit un second mémorandum adressé à De Gaulle pour dénoncer l’inertie des services gouvernementaux à Paris : « Il serait temps que l’on comprenne que rien ne sert de se décharger sur des subordonnés de problèmes qui ne se peuvent traiter qu’à l’échelon « gouvernement ». » (Bodinier, 1987, p 163) Au passage, il épingle D’Argenlieu : « […] l’arrivée prématurée de l’amiral D’Argenlieu [à Chandernagor] a été mal vue par les Anglais car leur propre gouverneur de Birmanie n’arrivera pas avant deux mois. » (cité in Turpin, 2005, p. 127).

Il s’adresse aussi à D’Argenlieu demeurant toujours à Chandernagor, lui rappelant un précepte qui lui est cher : « La solution des problèmes politiques concernant l’Indochine sera malheureusement du domaine de l’avenir pendant de longues semaines en raison de la lenteur des opérations alliées […] Pendant cette période d’attente, le principal écueil consistera en déclarations prématurées, avant d’être en contact avec la réalité des faits. » (cité in Turpin, 2005, p. 136). Une manière de dire à D’Argenlieu de demeurer silencieux et d’attendre que la situation militaire soit éclaircie avant de venir faire de la politique dans la péninsule… Le général revient aussi sur sa subordination à l’amiral qu’il vit mal : « Il eut été préférable de concentrer entre les mains d’un même homme les pouvoirs civils et militaires […] Le général De Gaulle, pour des motifs de politique intérieure, n’a pas voulu le faire malgré les services que je lui ai rendus depuis cinq ans. J’ai « encaissé » le fait pour les motifs suivants : estime profonde que j’ai pour votre personne, intérêt supérieur immédiat du pays, enfin probité vis-à-vis des volontaires pour l’Extrême-Orient puisque je sais que beaucoup parmi eux ne seraient pas venus si je m’étais récusé. » (cité in Isoart, 1982, p. 57)

Le même jour, il s’adresse par lettre de Kandy à son ami René Pleven (commissaire aux Affaires étrangères et vieil ami de Leclerc). Le ton est aussi franc que vif : « Savez-vous que Paris s’obstine à répondre pour des questions de shipping et autres : débrouillez-vous sur place avec les Anglais et les Américains, alors que ceux-ci répondent avec netteté : seuls des ordres de notre Gouvernement comptent ? Par conséquent, c’est de Paris, par des accords politiques que ces problèmes peuvent être résolus, etc. J’ai estimé la question tellement grave que j’ai écrit quelques lignes directement au Général, afin qu’une décision soit prise. Si vous le pouvez, appuyez en ce sens. » (cité in Turpin, 2005, p. 122) Il ajoute dans ce même courrier et en le déplorant : « J’ai essayé, en alertant Paris à temps, pendant que le général De Gaulle était à Washington, de supprimer cette terrible occupation du Tonkin et du Laos par les Chinois, qui peut être pour nous source de difficultés très grandes. Je n’ai reçu aucune réponse à mes télégrammes. » (cité in Turpin, 2005, p. 116) Au passage, il ré-épingle (voir ci-dessus) l’arrivée prématurée de D’Argenlieu à Chandernagor : « Ici le travail commençait à tourner, en particulier les Alliés se félicitaient  de savoir enfin à qui s’adresser pour les problèmes de cette malheureuse Indochine. Patatras ! J’apprends par eux l’arrivée cet après-midi de l’amiral D’Argenlieu avec 61 Français. Cette arrivée provoque l’arrêt chez nos bons Alliés, car ils savent parfaitement qu’avant deux mois il n’y a pas d’activité simultanément possible pour un Commandement supérieur et pour un Haut-commissaire. Nous allons donc retomber dans le drame de déclarations politiques prématurées, impatiences funestes, etc… »  (cité in Turpin, 2005, p. 127) 


8 septembre 45 : Réunion de travail à bord du Bir Hakeim en vol pour Kandy (Ceylan). D’Argenlieu y instruit ses projets pour l’Indochine. Au vu de la situation chaotique au Tonkin et en Annam, prendre des contacts avec « les divers partis nationalistes ». Des commissaires représenteront le haut-commissaire auprès des gouvernements locaux. Il faut mettre en action au plus vite la déclaration du 24 mars. Le VM se sent incapable de prendre la responsabilité du pays et « requiert l’assistance de la France pour de l’y acheminer. » L’amiral reviendra sur ce point précis dans son instruction du 15 en estimant que le VM n’est qu’un « parti » et non un « gouvernement ». Les autochtones doivent « occuper des postes administratifs importants. » « La France continuant à prêter son concours de nation agissante et protectrice, garde des prérogatives indiscutables : primauté de juridiction et primauté d’honneur. » « Nous ne devons pas oublier que nous revenons en Indochine avec un esprit de service et non de domination. » L’œuvre des prédécesseurs (colonialistes…) « doit être poursuivie et perfectionnée et non pas dénigrée, encore moins tenue pour rien. » (D’Argenlieu, 1985, pp. 416-417).

Arrivée de D’Argenlieu à Kandy à 18 h 30. Il a produit durant le voyage des « instructions politiques » dans une première note dont Sainteny est très probablement le destinataire (l’annexe 5 de ce document reproduite partiellement in D’Argenlieu, 1985, pp. 421-422 ne le désigne pas nommément mais Sainteny, 1970, p. 71 évoque ce premier contact avec l’amiral; voir également Devillers, 1988, pp. 88-90). Elle résume la pensée politique de l’amiral pour l’avenir. Il faut reconstituer en Indochine une forme de « protectorat »,  même si, officiellement, ce mot « doit être écarté » : « Il s’agit de reconstituer une véritable protection de la France à l’égard des populations indochinoises, c’est à dire permettre à celles-ci de se mûrir politiquement et de se développer économiquement en s’appuyant sur la France, dans le respect de leurs traditions et de leurs aspirations propres [...] » (cité in Devillers, 1988, p. 89). Il a précisé au préalable : « Nous avons […] à discuter loyalement avec les représentants qualifiés des populations indochinoises pourvu que ce soit dans le calme et en dehors de tout chantage ou de toute menace […] C’est dans cet esprit que nous avons à entrer en contact avec le parti Vietminh […] puis avec tous les autres partis. Mais il s’agit de s’informer réciproquement, non de négocier. Nous ne pourrions négocier qu’avec un gouvernement. Or le Vietminh est un parti et non un gouvernement […] nous ne pouvons d’avantage parler d’indépendance. Nous n’y sommes d’ailleurs pas autorisés […] Nous devons pratiquer une politique d’émancipation administrative et politique. » La question de la réunion des trois Ky est également à proscrire. Il faut agir prudemment, « éviter la lenteur autant que la précipitation. » (cité in Pedroncini, 1992, pp. 151-152) A l’évidence, D’Argenlieu s’efforce d’ignorer que depuis les 27 et 28 août un gouvernement a proclamé à Hanoi une république qui exige la totale indépendance du Vietnam… Pas un mot sur son existence.

D’Argenlieu est accueilli par Leclerc à Kandy. Il s’est arrêté là pour préparer la reconquête de Saigon et surtout y rencontrer Mountbatten. L’amiral et le général britannique évoquent ensemble ce qu’ils considèrent comme  les « décisions fâcheuses » de la conférence de Postdam. L’entrevue sera brève, Mountbatten partant dès le lendemain pour Singapour. Avec Leclerc, D’Argenlieu évoque la question du débarquement des troupes françaises qui ne pourra avoir lieu avant la mi-octobre faute de transports alliés disponibles (D’Argenlieu, 1985, pp. 40-42).

HCM instaure par décret le suffrage universel. Il appelle à la tenue d’élections nationales prévues  initialement pour le 23 décembre en vue de former une assemblée constituante, un gouvernement officiel et l’élaboration d’une constitution (voir 6 janvier 1946). La date pour ces élections devra toutefois être revue par un nouveau décret en date du 18 décembre sous la pression des partis prochinois qui estiment ne pas disposer de suffisamment de temps pour faire campagne (Fall, 1960, p. 45).

En fait, le VM est en train de bouleverser totalement l’ordre social : le mandarinat est supprimé, remplacé par des « Comités populaires » noyautés par les communistes. HCM se débarrasse de ses ennemis en les faisant assassiner. Le chef trotskiste (Tha Thu Tan), l’ancien chef de cabinet de Bao Daï (Pham Quynh), les nationalistes profrançais et le frère de Diem (Ngo Dinh Khoi, chef de la province de Quang Nam, enterré vivant) sont exécutés. Selon De Folin, le régime instauré est tout sauf une « Démocratie populaire », car dans les faits, elle est bien plus dure que ses homologues européens. Paris feint de l’ignorer (De Folin, 1993, p. 118).

Une note de la section coloniale de l’état-major général de la Défense nationale sur la « situation en Indochine en date du 8 septembre 1945 » affirme : « Au Tonkin, le parti Viet-Minh, nationaliste sur le plan extérieur, communiste à l’intérieur, s’appuyant sur une organisation assez puissante de bandes armées (25 000 hommes, dit-on) et sur les facilités que lui ont toujours accordées les Chinois, s’est efforcé de constituer un gouvernement à Hanoi […] En résumé : le rétablissement de notre souveraineté en Indochine va se heurter, en Cochinchine comme au Tonkin, à l’hostilité d’intellectuels, à l’hostilité d’intellectuels nationalistes inspirés depuis longtemps par Moscou. » (cité in Turpin, 2005, pp. 147-148, note 200)

Au Cambodge, deux officiers supérieurs, l’un britannique, l’autre français (commandant Gallois) sont envoyés à Phnom Penh. L’Anglais invite les Japonais à ne plus s’immiscer dans les affaires cambodgiennes (voir 9 août). Le Français, quant à lui, est là pour rétablir le contact avec le gouvernement royal. Or, le ministre des Affaires étrangères pro-japonais, Son Ngoc Thanh, devenu chef du gouvernement, n’accepte de négocier que si la France reconnaît préalablement l’indépendance du pays (Gras, 1979, pp. 54-55).


9 septembre 45 : Entrée des troupes chinoises au Tonkin, avec leurs protégés vietnamiens, des hommes du V.N.Q.D.D., du Dong Minh Hoi et du Daï Viet. Ces troupes sont environ au nombre de 150 000 hommes, commandés par le général Lou Han, sorte de « seigneur de la guerre » au passé sulfureux qui considère que l’occupation du Tonkin est une opportunité pour l’enrichir à titre personnel. Selon d’Argenlieu, « ne réclame-t-il pas du Haut-commissaire un tribut mensuel de cinquante millions de piastres, au cours officiel de 17 francs, soit neuf cents millions, pour ses frais de général en chef ?… » (D’Argenlieu, 1985, p. 97). Lou Han est peu fidèle aux idéaux du Guomintang. Son degré de corruption n’est un mystère pour personne. Un des dirigeants de la Banque d’Indochine le décrit comme « l’un des hommes les  plus riches de la terre » (Salan 1, 1970, p. 285). En l’envoyant au Tonkin, Tchang Kaï Chek s’est débarrassé d’un de ses généraux sur lequel il a peu d’autorité. Ces soldats, venus en très net sureffectif pour désarmer 30 000 Japonais, se comporteront plus comme des pillards que comme une troupe de pacification (Valluy 1, 1967, pp. 30-31). Le VM qui contrôle alors plus ou moins la région laisse faire et est obligé de composer. Les Chinois chassent progressivement les comités populaires du VM et installent au fur et à mesure de leur avancée leurs propres comités administratifs, épaulés par les membres du V.N.Q.D.D., du D.M.H. et du Phuc Quoc qui les accompagnent.

Évoquant les Chinois, HCM confie à l’un de ses familiers, Nguyen Long Bang : « Ce ne sont pas des gens à qui faire confiance, loin de là. Ils vivront à nos crochets et nous feront tout le mal qu’ils pourront […] Il faudra avoir le courage de tout supporter, savoir ruser et rester toujours sur nos gardes. Tout devra être calculé, ce qu’on leur cèdera, comme ce qu’on leur refusera. » (cité in Gras, 1979, p. 77) Tous vont mettre en coupe réglée une région déjà éprouvée par la famine de l’hiver 1944-1945 (De Folin, 1993, pp. 117-118).

Le major Archimedes Patti est de retour à Hanoi mais sait que désormais ses jours sont comptés. Le général Gallagher, chef du M.A.A.G. qui vient juste d’arriver, estime que « Patti parle trop et d’une manière insinuante auprès des Annamites, des Français et des Japs […] Personnellement, je ne l’aime pas tellement et j’ai l’impression qu’il s’efforce d’élargir son champ d’action et de se donner de l’importance. » Il conseille de le faire relever de ses fonctions rapidement (voir 1er octobre) (Pedroncini, 1992, pp. 62-63).

Leclerc renonce partiellement à utiliser la brigade de Madagascar (1ère Brigade d’Extrême Orient). Ses effectifs sont refondus car l’emploi de troupes malgaches ou noires en Indochine est toujours jugé inopportun tant pour des raisons politiques que raciales. Seuls les éléments blancs, soit 1 000 hommes et 200 tirailleurs indochinois, seront acheminés après avoir été complétés par des renforts blancs. L’argumentation de Leclerc repose sur plusieurs critères : xénophobie des Indochinois à l’égard des troupes noires ; ne pas prêter flanc aux critiques américaines qui dénoncent le colonialisme français ; empêcher la diffusion d’idées nouvelles et révolutionnaires parmi les troupes noires (Bodinier, 1987, p. 29 ; Cadeau, 2019, pp. 151-152). Du fait de ces réticences envers les troupes noires, dès le début de la constitution du C.E.F.E.O., la pénurie en effectif est donc déjà présente avant qu’elle ne devienne durable.


9 – 13 septembre 45 : Leclerc se rend à Singapour pour acter la reddition des forces japonaises du Sud-Est asiatique (Pedroncini, 1992, p. 392).


10 septembre 45 : Les troupes chinoises prennent progressivement la place des Japonais à Hanoi et Haïphong (Pedroncini, 1992, p. 43).

Sainteny fait savoir que « les Vietminh seraient prêts à envoyer un délégué à Calcutta [auprès de la D.G.E.R.] mais insistent surtout sur Paris. Nous avons là, me semble-t-il, une excellente occasion de gagner du temps. Je dirais en sorte ici que les Vietminh puissent en tirer avantage et n’y voient pas une reconnaissance de fait. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 151)

Une  note à l’intention du directeur de la D.G.E.R. précise : « Il ne faut pas cependant se dissimuler le dynamisme de la force naissante du Viet-Minh. Le Viet-Minh est un front politique dont l’élément communiste est le parti agissant. Il est actuellement antichinois. A Hanoi et Saigon, il détient un pouvoir de fait et le gouvernement annamite se serait effacé devant lui. » (cité in Turpin, 2005, pp. 147-148). Cette note sera transmise à Bidault (ministre des Affaires étrangères).


11 septembre 45 : Le congrès du parti communiste indochinois (P.C.I.) proclame : « Le Parti prend à lui seul la direction du front vietminh. »

Réponse de D’Argenlieu de Kandy adressée à Leclerc suite à la note du général en date du 7 qui posait le problème d’une gouvernance bicéphale voulue par De Gaulle en Indochine. L’amiral y fixe le rôle de chacun et surtout rappelle le sien : « […] Les pouvoirs  civils et militaires dès cette période initiale sont concentrés entre les mains d’un homme. Le décret d’État portant création et organisation du Haut-commissariat, ainsi que mes instructions rédigées et signées par le général De Gaulle, en font foi. J’en assume toute la responsabilité. Tel est mon clair devoir. Au reste, quand vous me connaîtrez mieux vous saurez que ma conception du commandement, pareille à la vôtre je l’augure, s’accompagne d’une disposition habituelle et ferme à laisser mes collaborateurs la plus large initiative pour atteindre, dans leur sphère propre, les buts assignés avec les moyens mis à leur disposition. » L’avenir montrera que les choses vont être plus délicates et complexes qu’elles ne sont exposées ici (D’Argenlieu, 1985, pp. 419-420). Les querelles de préséance entre l’amiral et le bouillant général ne font en fait que commencer.

Sainteny, toujours à Hanoi, est à la fois inquiet et un peu trop optimiste. Il observe : « Mon impression est que la faillite du G.R.A. [gouvernement provisoire annamite] est certaine. Déjà la lassitude s’empare de la population, qui mesure l’inexpérience et l’incapacité de ses membres. Certains milieux restés profrançais réagissent. Avec le départ des Japs, l’occupation chinoise, la misère consécutive à l’incurie du G.R.A., le mouvement anti-français se calmera de lui-même. Nous devons attendre […] mais ne recourir qu’à des manœuvres politiques. » Il recommande de ne pas évoquer sur les ondes le projet d’envoi du corps expéditionnaire (cité in Pedroncini, 1992, p. 151).

Une note de renseignement de la D.G.E.R. poursuit les recherches pour tenter de mieux cerner le personnage trouble d’HCM (voir 18 septembre) : « Le dénommé Ho, chef du Viet-Minh en relations avec les Américains, est bien Hô Chi Minh, vrai nom Nguyen Ai Quoc, alias Ho Coc Tsing, alias Pru Cri, est vraisemblablement le chef du Viet Minh pour toute l’Indochine. » (citée in Turpin, 2005, p. 148)


12 septembre 45 : Ouverture de la conférence des « Cinq grands » à Londres. Sont invités les ministres des Affaires étrangères des U.S.A. (Byrnes), de la Grande Bretagne (Noel-Baker), de l’U.R.S.S. (Molotov), de la Chine (Ouang Chi Tchich) et de la France (Bidault). Elle fait suite à celle Postdam (voir (voir 17 juillet – 2 août) à laquelle les Français n’avaient pas été invités et où avait été décidé sans leur consentement l’occupation du Vietnam par les Anglais et les Chinois. (Le Monde des 12, 13 août 1945) Concernant l’Indochine, selon Marangé, Français et Britannique concluent à Londres un accord sur la restauration de l’autorité française en Indochine. (Marangé, 2012, p. 147) Pour autant, Truman n’a pas abandonné les préoccupations de son prédécesseur quant au sort des populations indochinoises. D’où l’attitude déconcertante pour les Français de l’O.S.S. à Hanoi incarnée en la personne d’Archimedes Patti ou du général Wedemeyer (chef d’état-major de Tchang Kaï Check) à Chunking (siège de l’O.S.S. dirigé par le colonel Richard Heppner) qui continuent à mener à l’égard des Français la politique anticolonialiste préconisée par Roosevelt (Pedroncini, 1992, p. 57).

Retour de D’Argenlieu en provenance de Kandy à Chandernagor (Inde, près de Calcutta, ancienne possession française) où il prend ses fonctions (Devillers, 1988, p. 91).

Arrivée à Saigon par avion des premiers renforts des toutes premières troupes britanniques (80e brigade de la 20e division indienne composée de Gurkhas) et des premiers éléments français (5e R.I.C., effectif d’une compagnie soit 120 hommes). En théorie, leur unique mission est de désarmer les 70 000 Japonais au sud du 16e parallèle, sachant qu’ils ne sont pas assez nombreux (2 500 hommes) pour s’occuper d’autres tâches qu’ils devront cependant assumer. Selon un rapport de Leclerc, « le plan anglais comportait l’occupation successive de cinq régions, centrées respectivement sur Saigon, Mytho, Nha Trang, Phnom Penh et Dalat. L’arrivée de la 20e division hindoue devait être échelonnée sur un mois environ. » (cité in Bodinier, 1987, p. 186) Mais le chaos qui règne à Saigon retardera ce déploiement et celui-ci sera rapidement et nécessairement restreint géographiquement (voir 21 septembre). Ces troupes s’occupent donc de rétablir dans un premier l’ordre dans une ville en totale ébullition. Selon un militaire français, on voit « des banderoles rédigées en anglais [qui] proclament l’indépendance et souhaitent la bienvenue aux Britanniques. Partout une profusion de drapeaux rouges frappés de l’étoile jaune d’où émergent quelques drapeaux alliés. Aucun drapeau français. Aucun Blanc dans les rues. » (cité in Cadeau, 2019, p. 145).

Selon la convention d’armistice, le maintien de l’ordre reste dévolu aux Japonais et non aux Britanniques mais ce sont eux qui seront finalement contraints d’accomplir la tâche (Francini 1, 1988, p. 235). Le peu de troupes françaises débarquées ne peut maintenir à lui seul l’ordre : ces soldats sont désormais considérés comme des occupants, des « Français 45 » qui amalgament trop rapidement la population locale en résistants-gaullistes ou collaborateurs-vichystes.

La colère gronde dans la communauté française et c’est Jean Cédile (commissaire de la République au Sud) qui en fait les frais. Il personnifie à lui seul le retour raté de la France : on l’accuse de mollesse à l’égard du VM, d’indécision, de n’avoir pas fait oublier son arrivée ridicule (voir 24 août) et d’être, selon la population française locale, un pur « Français 45 » (Francini 1, 1988, p. 238 ; voir le rapport de Cédile à Leclerc in Bodinier, 1987, pp. 180-181).

Alors que les troupes britanniques (20e division hindoue du général  Devey et deux compagnies du C.L.I.) arrivent, une très grande tension règne dans la capitale de Cochinchine entretenue par le Comité du Nam Bo, les ultranationalistes en recherche de vengeance, les sectes caodaïstes et Hoa Hao (vieilles ennemies du Vietminh), les trotskistes (autres ennemis des VM et dont leur leader, Ta Thu Tau, a été assassiné par eux), les prisonniers revanchards de Poulo Condor libérés par les nippons, les Japonais voire des bandes voyous soutenus par ces derniers (Binh Xuyen). Saigon est une véritable poudrière au bord de l’explosion (voir le rapport de Cédile du 10 octobre). Les Alliés demandent au général Terauchi d’ordonner le désarmement général. Mais les Japonais y mettent peu d’entrain, laissant pourrir la situation. Les Européens (25 000 personnes) et les Annamites de nationalité française (considérés comme « Vietgian », « traitres à la patrie ») s’en sentent d’autant plus menacés, eux, mais aussi les métis, aussi détestés. Des bandes armées défilent dans les rues de Saigon, s’observant, du moins pour l’instant (Francini 1, 1988, pp. 236-237).

Sainteny, qui a dû quitter le palais du gouverneur général d’Hanoi sous la pression des Japonais, Vietnamiens, Chinois et Américains, doit s’installer dans un « modeste immeuble » de la ville (Sainteny, 1967, p. 104).


13 septembre 45 : Le général britannique Gracey atterrit à Saigon avec les premiers officiers de la Commission de contrôle alliée qu’il commande. Il est également le chef des forces alliées en Indochine (Allied Land Forces Indo China) et répond, à ce titre, aux ordres du général Slim. Sa mission est particulièrement lourde : prendre le commandement du Q.G. de l’armée japonaise au Sud, désarmer et concentrer ses troupes, procéder au rapatriement des prisonniers de guerre et mettre en place une administration civile. Il est avant tout venu avec l’idée qu’il est temporairement là pour aider les Français à reprendre le contrôle de l’Indochine au sud du 16e parallèle, contrairement aussi à l’idée que se fait Mountbatten (commandant suprême des forces alliées dans le Sud-Est asiatique) du rôle des Anglais en Indochine (voir 22 septembre). Ce dernier, peu convaincu par le sens de la mission imposée par la conférence de Postdam, n’a d’ailleurs envoyé qu’un contingent très mesuré de troupes britanniques au Vietnam. Gracey se déclare responsable du maintien de l’ordre jusqu’à l’arrivée des Français (De Folin, 1993, p. 105 ; Cadeau, 2019, pp. 129-130). Les premières troupes anglaises sont constituées de Gurkhas hindous appartenant à la 20e division. Ils sont acclamés, selon Valluy, aux cris de « A bas la France, vivent les Alliés libérateurs ! » (Valluy 1, 1967, p. 19) Au total, les Britanniques ne disposeront que de 15 000 hommes au sud du 16e parallèle pour contrôler 70 000 Japonais et accomplir la lourde tâche qui leur est confiée (D’Argenlieu, 1985, p. 48).

Le gouvernement provisoire vietnamien publie une série de décrets dont l’un donne à son service de Sûreté « le droit d’arrêter tout individu dangereux pour la sûreté de la République du Vietnam » (Fall, 1960, p. 44). L’État vietnamien se dote de tribunaux d’exception (tribunaux révolutionnaires). Selon Tran Van Chieu, ils « sont destinés à juger tous les coupables accusés d’atteinte à l’indépendance de la République Démocratique du Vietnam. Ils sont composés d’un juge militaire et de deux assesseurs, dont le premier est un délégué ou commissaire politique, et le second un magistrat de carrière. Le Délégué de la République Démocratique doit appartenir à l’armée. Il n’y a pas de législation spéciale pour la défense de l’accusé qui peut se défendre lui-même ou choisir un défenseur. » (Ngo Van Chieu, 1955, p. 50)

A son retour de Singapour où il a participé le 13 à la signature de la reddition japonaise, Leclerc n’a toujours eu aucune réponse de De Gaulle à son message du 22 août. Ce dernier ne considère que D’Argenlieu est son seul interlocuteur pour l’Indochine. Mais Leclerc a reçu un autre message lui ordonnant de se rendre à Saigon au plus vite, quels que soient les moyens dont il dispose. Or ces moyens sont assez dérisoires. Ce message n’est toutefois pas pour déplaire à Leclerc qui se n’apprécie guère à Kandy ni Mountbatten (qui ne partage pas ses idées) ni son état-major qui ne semble rien faire pour aider la cause française. Leclerc se sent seul et le fait savoir durement à D’Argenlieu : « Amiral, vous m’aviez promis votre concours : or, un mois après mon arrivée rien n’a pu encore être fait […] Si j’échoue, le peuple français en connaîtra les raisons. » (cité in Pedroncini, 1992, pp. 114-115)

Sainteny, excédé par les silences de sa hiérarchie, transmet à la D.G.E.R. de Calcutta le télégramme suivant a faire suivre dans la capitale française : « Il est inadmissible que Paris ne comprenne pas les cris d’alarme que je vous transmets depuis trois semaines et que le gouvernement provisoire de la République française se refuse, soit à investir de pouvoirs suffisants un Français quelconque déjà sur place, soit à risquer un avion porteur d’une personnalité ayant sa confiance auprès des Alliés et qui s’opposerait officiellement à cette entreprise de spoliation générale. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 200). Il envoie un de ses proches, Roland Sadoun (alias Robert Sauvagnac), à Chandernagor. Ce dernier fait un rapport alarmant à D’Argenlieu sur ce que vivent les Français civils et militaires au Tonkin. Il est écouté. Selon Sadoun, « il [D’Argenlieu] me donna le sentiment d’aborder les problèmes d’Indochine avec lucidité, ce qui ne fit que renforcer ma surprise devant certaines positions qu’il adoptera plus tard. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 200)


14 septembre 45 : Arrivée et installation du général chinois Lou Han à Hanoi avec la 62e armée chinois du Quangsi et les 59e et 60e armées du Yunnan, soit pas moins de 150 000 hommes pour désarmer les 30 000 Japonais prisonniers au nord du 16e parallèle (Pedroncini, 1992, p. 43). Les Chinois ne manifesteront aucune intention de renverser le gouvernement vietnamien mais un rapport de Leclerc signale que leur arrivée « s’est heurtée à des résistances parfois assez sérieuses de la part des troupes du Vietminh » et qu’ « elle a été accompagnée de sévices et de violences tant vis-à-vis des Français que des Annamites. » (Bodinier, 1987, p. 188).

A Paris, le directeur des Affaires politiques du ministère des Colonies depuis 1943, Henri De La Laurentie, donne une conférence de presse et a des entretiens avec des directeurs de journaux dont le contenu est aux antipodes de ce que veulent remettre en place D’Argenlieu et De Gaulle en Indochine (voir 8 et 16 septembre). Il leur confie : « Ce que les Indochinois désirent, c’est que la France considère enfin que l’Indochine n’est plus une colonie […] » et précise que « le Gouvernement  a clairement manifesté qu’il entendait bien que les rapports entre la France et l’Indochine ne soient plus de Métropole à colonie, mais tendent à l’égalité […] » (cité in Devillers, 1988, p. 91) Pour lui, « ce qui est essentiel, c’est que nous comprenions parfaitement ce qu’il y a d’aspiration nationale légitime dans la thèse du parti Vietminh. » Ce genre de déclarations publiques lui vaut les foudres de De Gaulle (Pedroncini, 1992, p. 151). Pour autant, il ajoutera encore : « Quelles que soient  l’allure du Viet-Minh, quelles que soient ses compromissions avec les Japonais et les autres, indiscutablement la seule politique qui s’offre au gouvernement aujourd’hui est, je ne dis pas de traiter expressément avec l’aspiration nationale qu’il représente. Si ce n’est pas par ses chefs qu’elle est représentée, ce sera par d’autres, mais ce sera avec cette aspiration nationale qu’il conviendra à la France de traiter. » (cité in Turpin, 2005, p. 151)  Ces déclarations, pourtant réalistes, mettront à nouveau dès le lendemain de leur publication De Gaulle en fureur. La Laurentie est recadré vertement et doit finalement rentrer dans le rang de la pensée gaullienne. Il cherchera toutefois, sans démissionner, à quitter ses fonctions (voir 11 octobre).

Des conflits armés éclatent entre le VM et les Hoa Hao à l’extrême Sud de la péninsule où la secte contrôle 6 provinces. Un des dirigeants de la secte, qui s’était rallié au VM, vient d’être condamné à mort (Bodinier, 1987, p. 177).


15 septembre 45 : D’Argenlieu produit de Chandernagor de nouvelles instructions politiques  en vue de « la réinstallation de l’autorité française en Indochine » qui rééditent avec le même myopie que celles du 8 septembre. Selon lui, pressentant sans doute certaines difficultés à venir, « il serait inadmissible que chacun d’entre nous puisse suivre une politique qui lui soit personnelle parce qu’il la croit meilleure. » La déclaration du 24 mars demeure un cadre « qui ne doit pas être considérée comme ayant fixé de manière immuable les nouvelles institutions de l’Indochine. » Mais ce cadre ne peut être négocié « qu’avec un gouvernement, or le Vietminh est un parti et non un gouvernement. » En cela, l’amiral fait à nouveau preuve d’un total manque de clairvoyance en niant la proclamation le 29 août d’un gouvernement provisoire dirigé par le seul VM et celle de l’indépendance du 2 septembre. D’Argenlieu entend entrer « en contact avec les autres partis politiques annamites », imiter les modèles laotien et cambodgien car le régime qu’il propose « est exactement celui du protectorat », même si ce mot, trop connoté par le passé, doit être « écarté »… Le mot « indépendance » doit lui aussi être banni car le Vietnam manque de « maturité politique ». Tout au plus peut-on pratiquer « une politique « d’émancipation » administrative et politique ». Tout en s’efforçant de nier la réunification du Vietnam accordée dès le 9 mars par les Japonais et incarnée par la mise en place de Bao Daï : « Il convient de ne pas  parler prématurément de la fusion Tonkin-Annam-Cochinchine. » (cité in Turpin, 2005, p. 170) D’Argenlieu entend ici mener à bien la stratégie colonialiste rôdée du « diviser pour mieux régner » : « l’émancipation administrative […] doit tendre à l’organisation de gouvernement locaux proprement indochinois […] ». Son propos a des relents colonialistes : « Il ne s’agit pas de critiquer aveuglément l’œuvre antérieure de la France, mais de la continuer en la perfectionnant compte tenu des éléments nouveaux de la situation. » La question de la réunification ne peut pas être abordée tant que le pays sera occupé et « c’est seulement un assemblée consultative largement représentative des populations qu’il conviendra de saisir d’un tel problème […] » (cité in Bodinier, 1987, pp. 171-175).

Le général Alessandri précise dans un télégramme : « Gouvernement annamite Hanoi sous totale emprise du Viet-Minh » (Turpin, 2005, p. 147).

Embarquement à Marseille des 2 200 hommes de la 2e D.B. de Massu réclamée à cor et à cris par Leclerc (voir 28 août et 7 septembre).


16 septembre 45 : Lettre de De Gaulle à D’Argenlieu (citée in extenso in D’Argenlieu, 1985, pp. 63-64) transmise par le biais de Leclerc. Le général Alessandri et son détachement doivent arriver au plus vite à Hanoi. Le Général enjoint ensuite à D’Argenlieu : « Ne prenez et ne laissez prendre à l’égard des gens du Vietminh aucun engagement quelconque. » Il précise par ailleurs : « Quand du côté allié on vous proposera de « bons offices », refusez catégoriquement. Nous ne traitons pas de nos sujets [sic] par le truchement de l’étranger. » Ni les Chinois, ni les Britanniques (qui « gardent une attitude hypocrite » en ne fournissant pas de moyens de transport aux Français), ni même les Américains n’ont à s’immiscer dans ce qui demeure aux yeux de De Gaulle une chasse gardée purement française. Il précise, en pressant un peu l’amiral : « En attendant, il faut être sur place, dès que possible, c'est-à-dire tout de suite pour Leclerc et fin octobre pour vous. » Enfin, le Général ajoute : « Je fais tout, personnellement, pour hâter l’envoi des moyens personnel et matériel. Mais cela durera longtemps […] » Beaucoup d’exigences gaulliennes mais toujours aussi peu de moyens… Leclerc ne remettra cette lettre à son destinataire que le 3 octobre et D’Argenlieu y répondra de Chandernagor le 5.

De Kandy, Leclerc envoie son chef du 2e Bureau, le colonel Repiton-Preneuf, à Chandernagor pour assurer la liaison avec D’Argenlieu. Dans une lettre qu’il confie à son adjoint, il prend soin de mentionner : « Je suis sûr que vous trouverez dans ma démarche aucun mobile personnel, aucune arrière-pensée, et que vous réserverez à Repiton bon accueil. » (cité in Turpin, 2005, p. 128)


17 septembre 45 : Le Vietminh décrète une grève générale qui sera suivie partiellement. Les conséquences en seront qu’il n’y aura plus d’eau ni d’électricité à Saigon. Pour autant, Cédile estime dans un rapport adressé à Leclerc que « la situation à Saigon, qui fut à un moment grave et même angoissante, évolue vers le calme. » Les Japonais ont installé « un service d’ordre important » (voir 4 septembre) et les premiers contingents britanniques sont arrivés. Des pillages ont cependant toujours lieu ici et là. Cédile mentionne une rencontre qui a eu lieu avant l’insurrection du 2 septembre avec des membres du comité du Nam Bo : « Je me suis heurté à des gens absolument butés sur le mot « indépendance » ». Seul ce mot peut débloquer la situation même si des concessions aux Français sont envisageables : « notre pays garderait une situation privilégiée et largement dominante. » Des discussions strictement secrètes se poursuivent car les interlocuteurs de l’auteur de ce rapport « craignent d’être désavoués par la population. » (Bodinier, 1987, pp. 176-177)

Signature sans cérémonie à Hanoi de l’acte de capitulation des Japonais en présence des Chinois (Bodinier, 1987, p. 189).

Un télégramme de Jacques Soustelle (ministre de l’Information) fait réponse à un courrier de Leclerc dans lequel ce dernier se plaignait de la trop grande importance accordée selon lui aux nationalistes vietnamiens dans les moyens d’information français. Dans sa réponse, Soustelle se défend et déplore toujours un manque d’information : « Nous n’avons pas accordé une importance exagérée au Vietnam. Vous devez vous rendre compte que d’innombrables messages d’agences américaines et anglaises, souvent conçus dans un esprit antifrançais manifeste, retracent chaque jour les activités des nationalistes indochinois. Force-nous était donc de ne pas paraître ignorer ce sujet […] Je vous demande donc instamment de tout mettre en œuvre pour que le ministère de l’Information reçoive en abondance des nouvelles précises et dignes de foi. » (cité in Ruscio, 1985, pp. 60-61)


18 septembre 45 : Au Sud, face à une situation plus que chaotique, le lieutenant-colonel Dewey de l’O.S.S. (« un idéaliste rooseveltien » selon Franchini) s’efforce en vain de jouer les médiateurs. Il organise secrètement une rencontre entre l’actuel président du Comité de libération du Nam Bo (Pham Van Bach, successeur de Tran Van Giau), les leaders locaux du Vietminh (Tran Van Giau, Duong Bach Mai) et le syndicaliste Nguyen Van Tao. Tous sont d’accord pour dire qu’il est trop tard pour ne pas voir la situation dégénérer car la présence de militaires français à Saigon est considérée comme une véritable provocation. Dewey en informe Cédile. Celui-ci considère que le Vietminh ne représente pas toute l’opinion du peuple en Cochinchine et, qu’en l’état, il est bien incapable de maintenir l’ordre. Il ne peut s’en remettre qu’à Gracey pour protéger la communauté française (Francini 1, 1988, pp. 238-239 ; Bodinier, 1987, p. 179).

Contrairement à la D.G.E.R. (voir 11 septembre), une note de la Direction des Affaires politiques du ministère des Colonies (Direction Indochine) s’interroge toujours sur la véritable identité d’HCM : « On peut se demander si nos services de liaison en Indochine, en l’absence de renseignements absolument certains, ne se sont pas trop hâtés pour annoncer que Hô Chi Minh s’identifiait avec le fameux Nguyen Ai Quoc. » (cité in Turpin, 2005, p. 148) Des informations (ou désinformations…) émanant de la délégation annamite en France prétendaient que le dirigeant était, selon eux, mort de tuberculose en 1934.


19 septembre 1945 : Après bien des entraves provoquées par les Chinois, retour de Chine du général Alessandri (commandant des forces françaises stationnées en Chine du Sud) et de son conseiller, Léon Pignon, qui rejoignent l’équipe de Jean Sainteny à Hanoi (Varga, 2009, p. 282). Sainteny confie à Pignon « le soin de reconstituer les services administratifs et politiques ». (Sainteny, 1967, p. 121) Il informe Calcutta que « le G.R.A. [Gouvernement révolutionnaire annamite] ne cache plus son désir d’entente. » Il a fait savoir qu’il souhaitait une rencontre avec D’Argenlieu. Lui et Pignon n’y sont pas opposés et voient même là un moyen de s’opposer « au mouvement annamite prochinois qui cherche à exploiter l’arrivée des Chinois et les difficultés croissantes du Vietminh », ce qui, selon eux, ne peut être que bénéfique aux Français (Devillers, 1988, pp. 93-94)

De Gaulle se plaint auprès de T.V. Soong (beau-frère de Tchang Kaï Check et ministre des Affaires étrangères) du comportement abusif des troupes de Lou Han et des difficultés faites au général Alessandri pour accomplir son retour en Indochine. Son interlocuteur lui promet de « faire cesser cet état de choses et de retirer ses forces d’Indochine. » Début d’une duperie qui durera jusqu’au départ des troupes chinoises qui n’aura lieu qu’un an plus tard, le 18 septembre 1946 (Gras, 1979, p. 74).

Les Français observent une intense activité américaine en Cochinchine grâce à la mise en place d’une ligne aérienne entre Calcutta et Saigon. Un rapport de Leclerc signale : « Une dizaine d’agents de l’O.S.S. se trouvent à Saigon où ils s’occupent officiellement des quelques prisonniers de guerre et internés américains dont le faible nombre ne justifie pas, semble-t-il, une mission aussi importante. » (Bodinier, 1987, p. 188) La récente venue de De Gaulle aux U.S.A. n’a donc visiblement en rien réglé ce problème récurrent.

Comme La Laurentie (voir 24 août), Sainteny continue à jouer les pacificateurs (voir 5 septembre) : « Le G.R.A. [Gouvernement révolutionnaire annamite] ne cache plus son désir d’entente. Il insiste particulièrement pour qu’une conférence avec l’Amiral ait lieu avec prolongement et aboutissement à Paris. Pignon, qui a pris contact avec eux, est d’accord avec moi pour que cet engagement soit pris. J’insiste pour que nous maintenions le G.R.A. en selle en négociant, ce qui enlèvera ses chances de succès au mouvement annamite prochinois qui cherche à exploiter l’arrivée des Chinois et les difficultés croissantes du Viet-Minh. C’est la France qui doit être bénéficiaire de cette situation. » (cité in Turpin, 2005, pp. 150-151)


20 septembre 45 : Face au désordre qui règne à Saigon (manifestations nationalistes), le général Gracey fait afficher une proclamation menaçante (voir 20 - 21 septembre) (Pedroncini, 1992, p. 392). Cédile, débordé, demande au général britannique de réarmer les militaires ex-prisonniers français. Malgré une directive datant du lendemain qui lui interdit de s’immiscer dans les affaires indochinoises, Gracey accepte (Devillers, 1988, p. 94).

La 93e division chinoise (dirigée par Lu Quoc Chang, 16 000 hommes) est arrivée au Laos fin août. Théoriquement elle est uniquement là pour désarmer les Japonais. Le 20, un de ses détachements se rend à Luang Prabang sous les ordres du général Peng Tso Hi. Le 23 est organisé un banquet au cercle chinois, banquet où ont été invités le commandant Imfeld (commissaire de la République au Laos) et ses officiers. Ces derniers sont rapidement cernés et désarmés. Le général chinois exige d’eux le désarmement des unités franco-laotiennes. Imfeld doit céder. Le lendemain, les Français sont relâchés et reçoivent des excuses mais leurs armes demeurent confisquées (Gras, 1979, p. 83). La 93e division demeurera au Laos (Cadeau, 2019, p. 160).

HCM signe le texte de loi n° 53 accordant la nationalité vietnamienne à toute personne née d’un père vietnamien. C’est, selon Goscha, un moyen « pour bloquer toute tentative coloniale d’attiser les antagonismes, réels ou supposés, entre les minorités et l’État central qui prétendait gérer l’intégrité du territoire. » (Goscha, 2011, empl. 926).

Dans un rapport à D’Argenlieu, Cédile (commissaire de la République au Sud) écrit : « Je sais qu’ils [les VM] sont loin de représenter l’unanimité du pays. Ils sont tout de même à sa tête et ont des moyens d’action non négligeables. Leur grand désir  serait d’envoyer l’un d’entre eux à Paris pour discuter avec le gouvernement de ce que nous pourrions appeler les « modalités d’application de la déclaration du 24 mars 1945 ». » (cité in Turpin, 2005, p. 161)


21 septembre 45 : Le général Gracey fait afficher la « Proclamation numéro 1 » dans laquelle il s’attribue la responsabilité du maintien de l’ordre au sud du 16e parallèle. À Saigon, la situation est toujours plus que chaotique : sabotages, vols, actes de vandalisme (Francini 1, 1988, p. 240 ; De Folin, 1993, p. 105). Gracey fait connaître ses intentions de rétablir les Français à Saigon. Il proclame une loi martiale : « […] A) Aucune démonstration, aucun défilé ne sera autorisé. B) Aucun meeting public n’aura lieu. C) Aucune arme de quelque type que ce soit, y compris bâtons, lances de bambou, etc., ne sera portée, sauf par les Britanniques et soldats alliés, et par d’autres forces de police possédant une  autorisation spéciale décernée par moi-même. D) Le couvre-feu déjà imposé par mes ordres, par les autorités japonaises entre 21 h 30 et 5 h 30 à Saigon et Cholon sera maintenu et strictement renforcé. » (cité in Ruscio, 1992, p. 53-54) La presse vietnamienne est interdite. Des tribunaux militaires sont instaurés et peuvent aller jusqu’à prononcer des peines de mort (Francini 1, 1988, p. 240 ; De Folin, 1993, p. 105). Avec cette « proclamation », le général Gracey outrepasse son mandat et s’immisce dans les affaires intérieures de la Cochinchine, alors que ses ordres lui interdisaient de se mêler du maintien de l’ordre. Il tente ainsi de favoriser le retour des Français (Cadeau, 2019, p. 146).

Un télégramme approuvé par De Gaulle précise que le « gouvernement ne peut se prononcer actuellement sur la forme qu’il donnera le moment venu, à sa reconnaissance du droit des peuples de l’Indochine à participer à leur gouvernement. » (cité in De Folin, 1993, p. 114) Une fois de plus, la métropole, déconnectée des réalités, s’enferre dans son immobilisme colonialiste.

Mountbatten fait savoir à Leclerc que Londres envisage « dans le plus bref délai, le retrait des troupes anglaises d’occupation. L’Angleterre et son nouveau gouvernement travailliste ne veulent à aucun prix être engagés dans des complications intérieures et internationales du fait de la situation troublée en Indochine et de l’intervention des troupes anglaises dans une affaire purement franco-annamite. » Londres envisage de ne plus envoyer de renforts au général Gracey et de laisser les Français gérer eux-mêmes le désarmement des Japonais. Le plan initialement prévu d’extension de la présence des troupes britanniques est donc sérieusement revu à la baisse (voir 12 et 25 septembre) (Bodinier, 1987, p. 187).

Le général chinois Lou Han installe son Q.G. à Hanoi (Le Monde du 25 septembre 1945).


22 septembre 45 : Les Britanniques n’ayant qu’un faible effectif de 1 800 hommes sont inquiets de l’anarchie qui règne en Cochinchine. Ils rétablissent l’ordre à Saigon (réoccupation des bâtiments publics). Ils réarment les prisonniers français du 11e R.I.C. (environ 1 500 hommes) de la caserne Martin-des-Pallières retenus par les Japonais depuis le 9 mars. Cédile n’avait pas jugé bon de libérer jusqu’alors, jugeant la situation trop explosive (Francini 1, 1988, p. 240).

D’Argenlieu quitte Chandernagor pour Calcutta afin de se rendre à New Delhi pour y rencontrer le vice-roi lord Wavel. L’amiral voit là « le moment opportun de compléter ainsi nos données sur les arêtes de la politique anglaise en matière indochinoise. » (D’Argenlieu, 1985, p. 56).

Une conférence est présidée par l’amiral Mountbatten à Kandy en présence de Leclerc. Son chef d’état-major, le général Lecomte, en a établi un compte rendu : Mountbatten estime que Gracey a outrepassé ses ordres à Saigon. Leclerc, après avoir décrit la situation chaotique qui y règne, entre en colère et défend ce qu’a fait Gracey jusqu’alors, demandant à ce qu’on le maintienne en poste jusqu’à son arrivée. Au final, Mountbatten, bon an mal an, donne raison à Leclerc et Gracey. Les relations entre Leclerc et Mountbatten s’améliorent progressivement, alors que celles entre Leclerc et Gracey sont sous le signe de l’entente cordiale (De Folin, 1993, p. 106).

Réarmement par les Britanniques des 1 500 hommes survivants du 11e R.I.C. détenus par les Japonais. Ils sont épuisés (Bodin, 1996, p. 15). Selon Ruscio, le nombre de soldats français aurait pu atteindre les 2 000 hommes (Ruscio, 1992, p. 54). Leclerc, faute d’effectifs disponibles, n’autorise ce réarmement qu’à contrecœur, sachant que ces hommes humiliés et mal traités depuis le 9 mars seront plus enclins à se venger qu’à pacifier. L’avenir lui donnera raison.


22 - 23 septembre 45 : Les Français, 5e et 11e R.I.C. poursuivent la réoccupation des principaux bâtiments publics à Saigon (commissariats de police, Sûreté, Trésor, Hôtel de Ville) et y font à nouveau flotter le drapeau français. Les hommes du 11e R.I.C., enfermés depuis le 9 mars et réarmés depuis peu, se comportent mal à l’égard des Vietnamiens, commettant des violences et emprisonnant un millier de personnes. Ils sont rapidement réintégrés dans leurs casernes sur ordre de Cédile et du général britannique Gracey (De Folin, 1993, p. 107). Un rapport du 5 octobre décrivant le comportement des Français indiquera : « Des civils français exaltés se sont laissés aller à d’inutiles brimades  sur les Annamites […] A noter la défaillance générale de tous les Français d’Indochine, qui ne réalisent pas la gravité de la situation et ont seulement des vues vindicatives. » (cité in Turpin, 2005, p. 161) Le Vietminh (Comité de Libération du Nam Bo) est contraint de fuir car il considère ces actions comme des actes de guerre. Certaines troupes françaises sont donc rapidement désarmées et Gracey demande aux Japonais d’assurer à nouveau l’ordre dans la ville. Ce que ces derniers, à leur habitude, ne feront que très mollement (Francini 1, 1988, p. 240).

Le VM, les caodaïstes, les Binh Xuyen migrent vers le sud et le sud-ouest de la Cochinchine au fur et à mesure que le corps expéditionnaire franco-anglais reprend les villes et les axes de communication (Goscha, 2002, p. 34).


23 septembre 45 : D’Argenlieu arrive à New Delhi pour y rencontrer le vice-roi, lord Wavel. Ce dernier indique qu’il « n’a pas à se mêler des affaires d’Indochine » qui sont du ressort de Mountbatten, commandant du S.E.A.C., qui doit appliquer les décisions qui ont été prises lors de la conférence de Postdam. Le seul point qui intéresse vraiment le vice-roi est que les troupes de Gracey sont en majorité des Gurkhas, recrutés au Népal ou en Inde. Selon Wavel,  « cet emploi ne doit impliquer à ses yeux aucune collusion sur le plan politique pour ou contre les autochtones. » La situation étant délicate en Inde pour les Britanniques qui y préparent leur départ, ces troupes doivent assurer au plus vite le désarmement des 60 000 Japonais au Sud et se retirer pour revenir rapidement en Inde (D’Argenlieu, 1985, pp. 56-57).

Les Britanniques, dépassés, accélèrent les choses et provoquent le débarquement par surprise des premiers éléments français à Saigon. Conjointement, ils s’emparent du centre de la ville avec l’accord du général Gracey et l’aide des 5e et 11e R.I.C. Le contrôle de la ville est finalement repris (Marangé, 2012, p. 152).

Rencontre Sainteny-HCM. Selon une source chinoise, le VM a fait connaître dès le 18 août les exigences qui sont au cœur de cet entretien : « 1. Le gouvernement français reconnaît le gouvernement vietminh. 2. Celui-ci reconnaît la souveraineté française pendant une période de 5 à 10 ans. Après cela, le gouvernement français accordera l’indépendance au Vietnam. 3. Pendant cette période de 5 à 10 ans, le Vietnam jouit de son autonomie interne. Le gouvernement français peut nommer du personnel à diverses administrations pour éviter l’invasion étrangère [des Chinois] 4. La France aura priorité dans l’industrie et le commerce. 5. Des Français pourraient être conseillers dans la diplomatie vietnamienne. » (Pedroncini, 1992, pp. 154-155)

Ayant rencontré Mountbatten, Leclerc envoie un télégramme à De Gaulle : « Parlant officiellement l’amiral Lord Louis Mountbatten renouvelant sa demande vous suggère de faire une déclaration nette et détaillée promettant formellement autonomie de l’Union indochinoise. Autonomie à l’instar du nouveau statut de la Birmanie qui a reçu promesse de l’indépendance […] » (cité in Bodinier, 1987, p. 184, note 14) D’Argenlieu s’y opposera, avec l’approbation de De Gaulle (voir 26 septembre).


24 septembre 45 : En réaction au coup de force des Français, les Vietnamiens organisent une grève générale à Saigon ordonnée par le VM. Des groupes attaquent l’aéroport, incendient le marché central et attaquent les prisons. Les Anglais entendent se retirer au plus vite et demandent aux Français d’envoyer en urgence  troupes. En commun, ils réoccupent les bâtiments publics occupés jusque-là par le VM. Giap considère dans ses mémoires que cette action des Français marque la véritable date du début de la guerre d’Indochine (Giap 1, 2003, p. 27). D’Argenlieu confiera de son côté ultérieurement à un correspondant du journal Le Monde : « Lundi 24 septembre 1945, la guerre d’Indochine commence. » (cité in D’Argenlieu, 1985, p. 60)

Les Américains hésitent à intervenir et n’émettent pas d’objections à ce que les Français récupèrent le matériel militaire américain qui avait été confié aux Britanniques.

A Hanoi, des collaborateurs de Sainteny sont arrêtés et molestés en réaction aux événements. La période troublée est favorables aux rumeurs. La communauté européenne est menacée. Mais l’heure est à l’indépendance, même l’Église catholique vietnamienne y est favorable (Mgr Ngo Dinh Tu, frère de Diem) et soutient pour un temps le VM (De Folin, 1993, p. 117).

Nuit du 24 - 25 septembre 45 : Suite à des provocations françaises, des bandes fanatisées de caodaïstes et de Binh Xuyen attaquent (avec la complicité du VM ?) les quartiers français de Saigon en coupant toutes les télécommunications. À 7 h 00, au moins 150 personnes sont exécutées dans des conditions atroces (Dalloz, 2006, p. 166 ; Devillers, 2010, pp. 42-43) et 200 otages sont pris, qu’on ne reverra jamais (massacres de la cité Héraud). Gracey mobilise ses troupes pour rétablir l’ordre. Les Japonais ne bougent pas. La caserne du 11e R.I.C. est prévenue à 6 h 00 mais Cédile lui a donné l’ordre de ne pas intervenir du fait de son comportement précédent (voir 20 - 21 septembre). Ils n’interviendront qu’à 11 h 00 donc trop tard pour endiguer les massacres. Cédile, dont le prestige est déjà atteint auprès de la communauté française, gère mal l’affaire, plus préoccupé selon certains de négocier avec le VM que de protéger les ressortissants français. Ceux-ci s’en souviendront et exprimeront à son égard une rancune tenace.

En métropole, ces événements ont peu de retentissement face à une opinion sous informée (De Folin, 1993, pp. 107-108 ; Francini 1, 1988, p. 242). Selon Philippe Devillers, il n’en est pas de même à Saigon : « Quoiqu’il en soit, la cité Héraud va désormais peser lourd sur les relations franco-vietnamiennes. Pour les Français de Saigon, il ne peut plus être question  de négocier ni même de discuter avec ces « Vietminh, tous des assassins, des bandes, des pirates, des bagnards, etc. Il n’y a plus qu’une solution : les écraser. » » (Pedroncini, 1992, p. 154)


25 septembre 45 : Lettre de De Gaulle à Leclerc : « Votre mission est de rétablir la souveraineté française à Hanoï et je m’étonne que vous ne soyez pas encore là-bas. » C’est ce qu’avait prescrit le Général dans une lettre qu’il avait adressée à D’Argenlieu le 16 septembre (De Folin, 1993, p. 128). Jusqu’à cette date, Leclerc ne dispose que d’environ 2 500 hommes (Bodin, 1996, p. 15).

Rencontre Leclerc-Salan à Kandy. Le premier déclare : « Mon plan vise à la nouveauté, trop de bouleversements se sont produits, il est impossible de maintenir l’ordre ancien. Il faut trouver une solution souple qui permette de sauvegarder ce qui doit l’être. » (cité in Salan 1, 1970, p. 187). Ce qui n’est absolument pas la position de D’Argenlieu, toujours en résidence à Chandernagor.

Dès sa présence à Kandy, Leclerc envisage la reconquête du Tonkin et le fait savoir dans un rapport adressé à De Gaulle : « Dès que nous disposerons d’effectifs satisfaisants, nous les pousserons vers les points et centres importants qui doivent nous donner le contrôle du pays sans qu’on puisse préciser, pour le moment,  les modalités exactes de cette action. » (cité in Ruscio, 1992, p. 58) Il précise toutefois : « C’est toujours la danse sur la corde raide en attendant nos troupes. » (cité in Isoart, 1982, p. 67)

Alessandri et Pignon demeurant au Tonkin, Sainteny, toujours sans directives, part pour Chandernagor rencontrer une première fois D’Argenlieu. Venant d’Hanoi, il l’informe de la situation chaotique au Nord. Le courant passe bien entre les deux hommes et D’Argenlieu dit de son interlocuteur : « À l’écouter, première impression favorable. Sainteny est quelqu’un. J’apprécie la netteté, la clarté, la fermeté de son exposé, et aussi l’aisance, la simplicité de ses réponses. Il discerne d’instinct l’essentiel de l’accessoire. » Pour autant, Sainteny estime que sa mission est terminée depuis l’arrivée du général Alessandri et de Pignon, son conseiller politique, au Tonkin. D’Argenlieu lui demande toutefois de la poursuivre sa mission car Alessandri lui semble « trop mêlé au régime de Decoux sous l’occupation japonaise pour réussir auprès des Chinois ». Quant à Pignon, il manque d’autorité. Selon D’Argenlieu, c’est aussi l’avis de Giaccobi, ministre de la France d’Outre-mer (D’Argenlieu, 1985, pp. 60-61).

Les Chinois réclament à la Banque d’Indochine le versement de 40 millions de piastres pour frais d’occupation qui, selon eux, incombent à la France (Gras, 1979, p. 74).

Giap (ministre de l’Intérieur) réquisitionne les ateliers et le matériel nécessaire à l’industrie d’armement. Le VM doit faire face à un double problème : le Vietnam est un pays essentiellement agricole et est donc peu industrialisé ; les ateliers devront être de petites tailles car immédiatement déplaçables en cas de conflit avec les Français (Giap 1, 2003, p. 228).

Suite à sa rencontre avec Mountbatten du 21, Leclerc observe dans un rapport « un changement très net dans l’attitude et la politique générale des Britanniques : L’Amiral Mountbatten m’a fait connaître que les plus récentes instructions venues de Londres lui imposaient d’envisager, dans les plus brefs délais, le retrait des troupes anglaises d’occupation. » Le nouveau gouvernement travailliste (voir 5 juillet) n’entend pas gérer durablement la situation chaotique qui règne en Indochine dans ce qu’il estime être « une affaire purement franco-annamite ». L’engagement du général Gracey auprès des Français n’est plus de mise et ses troupes ne seront pas renforcées. Même le désarment des Japonais passera au second plan à partir de novembre. Ce qui pose un problème pour Leclerc au vu de son faible contingent actuellement sur place : « Mon idée de manœuvre à cet égard sera la suivante : aussi longtemps que les forces françaises seront très faibles, il importe que la responsabilité entière du maintien de l’ordre soit assurée par les Anglais sinon nous courons le risque de voir se produire des événement analogues à ceux de Syrie. »  (cité in Turpin, 2005, p. 155)

Selon Fall, le P.C.F. fait savoir au VM par l’intermédiaire de sa section de Saigon qu’une indépendance « prématurée » du Vietnam risquerait de « ne pas être dans la ligne des perspectives soviétiques » car elle « embarrasserait » l’U.R.S.S. dans ses efforts pour gagner la France en tant qu’alliée. Toujours selon le même, « c’est sans doute dans ces « perspectives » qu’il faut comprendre l’ultra-nationalisme des paroles de M. Thorez et aussi le fait qu’il ne se soit pas désolidarisé du budget militaire de 1947 [19 mars 1947] qui était en fait le premier budget de guerre pour l’Indochine. » (Fall, 1960, p. 117).

Appel de 4 évêques vietnamiens au pape Pie XII pour qu’il bénisse l’indépendance vietnamienne. Ce qui vaudra temporairement aux catholiques de la zone des Évêchés d’être ménagés par le VM pour leur engagement aux côtés du mouvement indépendantiste. La dégradation des relations se produira fin 1949- début 1950 (Fall, 1960, pp. 165-166).


26 septembre 45 : Les militaires français et britanniques reprennent, autant que faire se peut, le contrôle de Saigon. On déplore alors environ 300 morts français ou vietnamiens francophiles. La ville est en état de siège, ce qui n’empêche pas Tran Van Giau de mener un politique de terre brûlée : tout ce qui appartient aux Français ou à leur administration doit être détruit (centrale électrique, usine du service des eaux,  marché, etc.)

Suite au massacre de la cité Héraud, Giap publie un « avis à la population française » où il exprime « l’indignation unanime du peuple vietnamien ». Il ajoute : « Le gouvernement provisoire de la République du Vietnam n’usera pas de représailles contre les Français d’ici. Il a encore une fois prescrit le calme à la population vietnamienne, mais il ne tolèrera aucun acte de provocation, aucune tentative contre la sécurité d’indépendance du pays. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 154)

D’Argenlieu a pris connaissance du télégramme de Leclerc du 23 septembre évoquant avec Mountbatten la question de l’« autonomie de l’Union indochinoise ». Il  envoie à son tour un télégramme à De Gaulle : « […] au sujet du paragraphe 6, ne crois pas nécessaire ni même indiqué si décidez de faire nouvelle déclaration d’aller au-delà déclaration 24/3. En effet, celle-ci  est à peine encore connue du public. Certaines personnalités Viet-Minh ayant eu connaissance déclaration se sont montrées très agréablement surprises [...] » (cité in Bodinier, 1987, p. 184) Visiblement, D’Argenlieu pratique l’art de la désinformation.


27 septembre 45 : Assassinat à Saigon du lieutenant-colonel américain Dewey, chef de l’O.S.S. dans le Sud, près de l’aéroport de Than Son Nhut (voir 18 septembre). Il est difficile de savoir si cet assassinat est intentionnel ou s’il s’agit d’une simple méprise, l’homme ayant pu être pris pour un Britannique.

Leclerc envoie au ministère des Affaires étrangères un télégramme de Kandy pour « protester énergiquement » contre l’attitude des Américains. D’une part, une déclaration du général Gallecher (représentant américain auprès de Lou Han) prétend que les Français veulent restaurer un protectorat. D’autre part, les représentants de l’O.S.S. ont reçu l’ordre de ne plus prêter assistance aux prisonniers français du camp de Vinh qui « subissent sévices et tortures ». Leclerc dénonce également des interventions américaines malveillantes au Laos (Bodinier, 1987, p. 193).

À Hanoi, cérémonie organisée par les Vietnamiens pour la reddition de la 38e armée japonaise. Toutes les autorités sont conviées au palais du gouverneur général. Le général Alessandri (ex-commandant des forces françaises stationnées en Chine du Sud, délégué du haut-commissaire)  apprenant que l’on a retiré les couleurs françaises et l’attribution du numéro 114 dans l’ordre de préséance refuse d’y assister. Selon le journal Le Monde, « les Chinois expliquent cette absence du drapeau français en affirmant que seuls les pavillons des grandes puissances ayant assisté à la conférence de Potsdam devaient figurer à la cérémonie. » (Sainteny, 1967, p. 122 ; Le Monde du 2 octobre 1945).


28 septembre 45 : Du fait de l’absence de Sainteny parti pour Chandernagor le 25, le général Alessandri rencontre HCM et Hoang Minh Giam (secrétaire général du G.R.A.) en compagnie de son  conseiller politique, Léon Pignon, à Hanoi. Il lui annonce que D’Argenlieu est prêt à recevoir un représentant du gouvernement provisoire sous certaines conditions. Selon un télégramme de Pignon qui rend compte de l’entrevue, HCM a affirmé que la campagne actuelle de violence « cesserait quand indépendance [serait] acquise. Il garantit [une] entente pour nos intérêts économiques, culturels et militaires. » (cité in Devillers, 1988, p. 95)  Mais Pignon demeure prudent : « Mon impression est qu’il n’existe pas de solution amiable à situation actuelle. » Les entrevues se poursuivront cependant et aboutiront aux accords Ho Chi Minh-Sainteny du 6 mars 1946. Sainteny prendra le relais mais les discussions achopperont toujours sur deux questions-clés, celle de l’unité du Vietnam et de son indépendance (Varga, 2009, p. 282 ; Sainteny, 1967, p. 52 et 162 ; Pedroncini, 1992, p. 154).

Alessandri et Pignon dépeignent HCM comme « une forte et honorable personnalité, [à] l’allure ascétique. » Sainteny dit de lui : « De tous les révolutionnaires de Hanoi, le plus accommodant et le plus réaliste, celui qui repousse les solutions de force et cherche l’entente avec la France, c’est Ho Chi Minh. » (cité in De Folin, 1993, p. 133). Nombre de ses interlocuteurs semblent toutefois ignorer sa détermination en faveur de l’indépendance, qu’il dissimule sous des aspects ouverts car il sait que ses forces ne sont pas pour l’instant suffisantes pour obtenir plus (De Folin, 1993, p. 133).

À cette époque, HCM se sait faible. Il est, de plus, isolé diplomatiquement. Son gouvernement n’est reconnu par aucune capitale étrangère. Il est assez peu soutenu tant par les Russes, les Américains, les Chinois (Tchang Kaï Chek) ou les Britanniques. Du fait de cette faiblesse, le réalisme lui impose de s’entendre au mieux avec la France dirigée par des équipes issues de la Résistance ou du P.C.F. Il ouvre donc des négociations secrètes avec les Français pour contrer les Chinois mais fait à chaque fois valoir deux conditions incontournables : l’indépendance et réunification du Vietnam.

D’Argenlieu envoie de Chandernagor à Paris une « Note sur le Viet-Minh (en réponse à la question posée par le général De Gaulle sur sa nature à la suite de la conférence de M. Laurentie ») dans laquelle il insiste particulièrement sur la nature communiste du   mouvement : « Le Viet-Minh tel qu’il existe provient d’un noyau constitué en 1941 par Nguyen Ai Quoc, alias Ho Chi Minh, vieux révolutionnaire annamite communiste, aujourd’hui président du G.R.A. [gouvernement révolutionnaire annamite] à Hanoi ; le noyau dont l’armature a été fournie par le P.C.I., présente effectivement une certaine cohésion par l’emploi des cadres et des méthodes du P.C.I. » (cité in Isoart, 1982, p. 63)  L’amiral, qui a ce jour n’a jamais rencontré le moindre membre du VM puisqu’il réside toujours à Chandernagor, doute à tort de sa représentativité et voit en lui un « front national » regroupant des tendances diverses et opposées : « traiter uniquement avec le Viet-Minh serait aujourd’hui une erreur […] cela ne signifie pas qu’il ne faille ne pas prendre contact avec le Viet-Minh. Il est formé d’éléments tellement divers que des ententes locales et limitées peuvent se réaliser. Mais il faut absolument se garder de voir dans le Viet-Minh une force cohérente et organisée, ayant en main tous les pays annamites, soit matériellement, soit politiquement, et capable de faire respecter un traité qui serait passé avec elle. » Selon lui, il faut « entrer d’avantage en contact avec les différentes tendances, extérieures (certaines ont été évincées parce que profrançaises), aussi bien qu’intérieures au Viet-Minh. C’est pour nous le seul moyen d’agir dans le concret et aussi le seul d’éviter un regroupement autour d’un noyau, alors que ce regroupement ne pourrait se faire que contre nous. Il apparaît de plus en plus, sur place, combien grave il eût été d’agir comme si le Vietminh était le représentant unique et qualifié des populations annamites. » (cité in Turpin, 2005, pp. 149-150) Le ministère des Affaires étrangères et la D.G.E.R. partagent cet avis. Une campagne contre le VM est lancée par des gens qui le connaissent très mal, ne sont pas sur place, ne répondent pas toujours aux observations ou demandes de ceux qui y sont et se construisent un jugement aussi péremptoire qu’approximatif en lisant des rapports…

Le général Gracey et Cédile (commissaire de la République pour le Sud) se rendent à Singapour où ils rencontrent Mountbatten et le secrétaire d’État à la Guerre anglais, Lawson. Pour Mountbatten, les Japonais doivent conserver la responsabilité du maintien de l’ordre que, dans les faits, ils n’assument pas… Ce sont les Britanniques qui aideront les Français en cas de besoin par le maintien de la 20e division indienne et ce, jusqu’à ce que Leclerc et ses troupes débarquent. Gracey et sa division sont donc confirmés. Leur rôle est théoriquement purement défensif mais dans la réalité toute latitude leur est laissée.

Voulant intervenir le moins possible dans les affaires françaises, les Anglais demande à Cédile de reprendre les négociations avec les Vietnamiens (Francini 1, 1988, pp. 243-244).

Lettre de Sihanouk à l'amiral français Thierry d'Argenlieu, haut-commissaire pour l'Indochine, proposant de négocier les termes de l'indépendance du Cambodge : « […] Le Cambodge a recouvré son indépendance après les événements du 9 mars 1945, indépendance sanctionnée par Krom n° 3-NS promulgué le 13 mars 1945. Nous sommes disposés à traiter avec la France et à accepter d’avoir avec elle des relations amicales d’ordre politique, économique et culturel, relations qui, toutefois, ne doivent pas être de nature à porter atteinte à l’indépendance de notre patrie. » (cité in Tong, 1972, p. 39) Les Français, accaparés par la situation explosive au Vietnam, laisseront traîner les choses à souhait au Cambodge en pratiquant la sourde-oreille jusqu’en 1953…


29 septembre 45 : Arrivée du général Leclerc à l’aéroport de Saigon. Il est accueilli par le major-général anglais Gracey (commandant la 20e division hindoue) et le colonel Cedille (commissaire de la République au Sud). A 16 heures, il se met immédiatement au travail dans le palais du Gouvernement général.


30 septembre 45 : La 20e division indienne (Gurkhas) est désormais au complet après son débarquement entier (De Folin, 1993, p. 106). Le rapport des forces évolue alors en faveur des Franco-Britanniques.


31 septembre 45 : Sainteny a de plus en plus de mal à s’imposer à Hanoi faute d’une reconnaissance officielle de sa fonction par le gouvernement français. Japonais, Chinois, Vietnamiens et Américains veulent l’évincer. Il télégraphie à Calcutta : « Ma mission doit être officialisée et non désavouée comme elle paraît l’être actuellement, ce dont le Vietminh, les Japs et les Alliés s’empressent de tirer avantage aux dépens de la France. » (Sainteny, 1967, p. 92).

Au Cambodge, le nationaliste pro-japonais Song Ngoc Thanh fait nommer au poste de directeur de la police nationale le futur maréchal Lon Lol (celui qui destituera Sihanouk en 1970) (Cambacérès, 2013, p. 52).

💬 Commentaires

Chargement en cours...