Octobre 53 : Depuis le 1er janvier 1950, on dénombre en France 180 poursuites judiciaires pour des motifs allant de « provocation de militaires à la désobéissance » à « publication de fausses nouvelles » (Ruscio, 1985, p. 225).
2 octobre 53 : L’Humanité dénonce le financement de la guerre par les Américains. Le quotidien écrit : « Du sang pour des dollars, tel est bien l’infâme marché conclu entre les réactionnaires français et américains. » (cité in Ruscio, 1985, p. 359).
6 octobre 53 : Raid de parachutistes vietnamiens sur Lao Kay en liaison avec 600 maquisards méos. Surpris, le VM fait sauter les ponts du Fleuve Rouge (Gras, 1979, p. 516).
11 octobre 53 : Note de Navarre au gouvernement français sur l’effort de guerre à impulser dans l’armée vietnamienne : « Il n’est pas douteux que la grande force du Vietminh réside dans la conviction (vraie ou fausse) qu’il a su inspirer au peuple, qu’il représente le seul espoir d’égalité et de justice sociale. C’est la raison principale de la combativité du soldat vietminh. Pour que le soldat vietnamien se batte bien lui aussi, il faut le convaincre qu’il existe également dans notre camp une possibilité de libération sociale, car, dans ce pays, c’est beaucoup plus à la libération sociale qu’à l’indépendance politique que vont les aspirations de la masse du peuple. » (cité in Navarre, 1979, p. 288)
Suite aux ouvertures françaises du 3 juillet quant aux nouvelles relations entre la France et les États associés (voir 3 juillet), le Laos, menacé par une invasion du VM, se rapproche de la France et signe un traité d’amitié et d’association qui réaffirme son appartenance à l’Union française et sa volonté de siéger au Conseil confédéral (Gras, 1979, p. 509).
12 - 16 octobre 53 : Bao Daï dont l’attitude est à cette époque plus ou moins conciliante avec les Français (accéder à l’indépendance par étapes successives au sein de l’Union française) a chargé son cousin, le prince Buu Loc (haut-commissaire du Vietnam à Paris), de réunir à Saigon un « Congrès national » de 200 membres censés répondre aux propositions françaises du 3 juillet. Il est présidé par Tran Trong Kim. Bao Daï y voit un moyen pour canaliser l’opposition nationaliste (voir 6 septembre) mais Nhu et les diémistes refusent d’y assister. Or, ce congrès que l’on pensait dévoué à l’ex-empereur vote une motion finale rejetant le Vietnam hors de l’Union française « sous sa forme actuelle » et réclame une indépendance « en dehors de l’Union française ». Marqué par un nationalisme exacerbé, ce congrès devient l’expression d’une hostilité et à la France et au régime en place (Gras, 1979, p. 510 ; Rignac, 2018, p. 76). Selon Pouget, « le gouvernement s’émut, le commissaire général et le général commandant en chef à Saigon réagirent en écrivant au président du Conseil vietnamien des phrases indignées. » Quant à Bao Daï, il confie à Dejean : « La pensée du Congrès n’est pas du tout hostile à la France. En fait, elle est identique à la mienne. » (Pouget, 2024, p. 130)
14 – 25 octobre 53 : Long séjour de Navarre au Tonkin. Le 23, le commandant en chef et Cogny sont à Laïchau. Ils évoquent à nouveau l’occupation de Dien Bien Phu mais rien n’est arrêté pour l’instant (Rocolle, 1968, p. 176).
15 octobre - 7 novembre 53 : Opération Mouette. Face à la menace d’encerclement du delta du Fleuve Rouge par les forces du VM (voir 19 août et 20 septembre), Navarre prend les devants contre les bases situées au sud de Ninh Binh. Il s’agit de pénétrer dans la zone des Évêchés et d’y installer un camp retranché à Laï Cac commandé par De Castries pour y provoquer les troupes de la division 320 et détruire ses dépôts. Les Français bénéficient pour une fois d’une supériorité numérique (7 GM, des bataillons de parachutistes sous le commandement du général Gilles et diverses unités). De violents combats ont lieu le 24 octobre, soutenus par l’artillerie et l’aviation françaises. La division 320 compte 1 081 tués et 2 500 blessés. L’opération est un succès, le repli français pouvant s’effectuer sans problème. Giap se voit donc contraint d’annuler ses opérations dans le Delta pour octobre (Gras, 1979, pp. 518-519).
Dans le même temps, les Français réoccupent le Centre-Vietnam abandonné depuis 1946. Selon Ruscio, « on assiste alors dans certains milieux dirigeants français, à un phénomène analogue à l’ère De Lattre. Un regard d’optimisme souffle, à Paris et à Saigon. » (Ruscio, 1992, p. 190) Il sera de courte durée. Lors de son audition durant la commission d’enquête suite à la défaite de Dien Bien Phu, Navarre dira : « Quelques bataillons parachutistes restaient seuls d’une valeur supérieure. Mouette avait fait apparaître nettement, et c’était l’avis formel du général Cogny, du général Gilles et le mien, que si lorsqu’on faisait sortir notre infanterie, étant sa qualité d’alors, du rayon de 10 kilomètres où elle était appuyée par notre artillerie, si elle se heurtait à ce moment-là à l’infanterie viet, elle était battue. » (cité in Rocolle, 1968, pp. 173-174)
15 - 16 octobre 53 : A Saigon, le Congrès national vietnamien, sorte d’assemblée constituante qui, selon Navarre, « tourna court après quelques manifestations oratoires », répudie par vote l’appartenance du Vietnam à l’Union française « dans sa forme actuelle » (celle prévue par la constitution française de 1946). Toujours selon Navarre, « […] le ton général des discours indiquait que des hommes politiques vietnamiens, dans une complète inconscience du danger mortel qui pesait sur leur pays, et oubliant qu’il était le principal intéressé à une issue favorable de la lutte, entendaient mesurer son effort de guerre aux concessions que lui ferait la France. » (Navarre, 1956, p. 128)
15 octobre 53 : Déclenchement de l’opération Mouette qui se poursuivra jusqu’au 7 novembre. Elle a pour but de déstabiliser et retarder les projets de Giap dans le Delta. Le général Gilles a chargé De Castries d’atteindre la localité de Lai Cac à 20 km à l’ouest de Ninh Binh (zone des Évêchés). Elle est atteinte dans l’après-midi. Gilles rejoint De Castries et établit durant 3 jours un camp retranché avec points d’appui de compagnies et de bataillons s’appuyant les uns les autres. Chaque point d’appui est entouré de barbelés. Au centre, il place son artillerie (Pouget, 2024, p. 135).
Au troisième congrès de la Fédération syndicale mondiale qui se tient à Vienne (Isère), le secrétaire général de la C.G.T., Louis Saillant, propose que le congrès retienne le principe d’une journée syndicale internationale d’action contre la guerre du Vietnam. Une date est retenue, le 19 décembre. D’ici là, la C.G.T. se mobilise, entraînant dans son sillage d’autres syndicats, Force ouvrière (F.O.) et même la très modérée Confédération française des travailleurs chrétiens (C.F.T.C.) (Ruscio, 1985, pp. 305-306).
15 – 16 octobre 53 : Un congrès national vietnamien vote une motion dans laquelle le refus d’adhérer à l’Union française est, une fois de plus, clairement exprimé. Elle remet traditionnellement en cause le statut du Vietnam tel qu’il avait été défini par la Constitution de 1946 qui s’appuyait sur les anciens accords de Dalat et Fontainebleau qui ont toujours été contestés par les nationalistes vietnamiens. Ils veulent quant à eux un traité purement franco-vietnamien qui les libère du carcan de l’Union française (Rocole, 1968, p. 29)
17 octobre 53 : Après une tentative neutraliste (voir 31 juillet) et sous la menace américaine (voir 11 septembre), le Cambodge signe un accord avec la France qui transfère au pays le commandement militaire sur tout le territoire, tout en laissant aux Français le droit d’intervenir sur la rive gauche du Mékong et donc au Vietnam (Gras, 1979, p. 509). Selon Burchett, « la formule exacte demandait que l’on réservât aux Français, « temporairement, les moyens nécessaires pour assurer le commandement opérationnel des unités stationnées à l’est du Mékong. » » Le Cambodge demeure donc de fait une base opérationnelle française, ce qui va à l’encontre du récent neutralisme revendiqué par Sihanouk et son premier ministre Penn Nouth (Burchett, 1970, pp. 35-36).
18 octobre 53 : Suite au récent Congrès national vietnamien (voir 15 - 16 octobre), Navarre adresse au commissaire général Dejean une lettre protestant contre le manque d’engagement dans le conflit des États associés. Il demande leur « participation effective et totale à l’effort de guerre » et ajoute : « Cet effort doit se traduire par la mobilisation des ressources économiques et humaines, ce qui suppose l’adoption de mesures politiques et sociales. Cette dernière condition a une importance capitale, car si les masses populaires ne peuvent espérer la satisfaction de leurs revendications élémentaires, on ne peut escompter leur appui. J’estime que si l’ensemble de ces conditions n’est pas accepté, la France doit mettre un terme à son effort militaire en Indochine. » (Navarre, 1956, pp. 128-129) Derrière ces reproches réapparaît le vieux et persistant conflit entre pouvoir civil et militaire, exprimé ici par un commandant en chef dépendant hiérarchiquement de la politique menée par le commissaire général.
Nuit du 18 au 19 octobre 53 : Dans le cadre de l’opération Mouette, le VM tente d’attaquer le camp retranché du général Gilles (voir 15 octobre). Les attaques contre 2 points d’appui échouent grâce aux effets de l’artillerie. Gilles entame alors un travail de nettoyage de la région au moyen de reconnaissances offensives : des blindés ouvrent la route, les fantassins se mettent à le recherche de dépôts. Un appui aérien permet d’éviter l’attaque des colonnes. De violents combats éclatent entre les Français et la 320e division qui subit de lourdes pertes (4 000 tués, blessés et disparus) (Pouget, 2024, pp. 135-139). Giap demeure imperturbable et refuse que la 304e division aille porter secours à la 320. Il accepte que ce revers retarde son offensive sur le Delta.
22 octobre 53 : Suite aux propositions françaises du 3 juillet, le royaume du Laos signe à Paris le traité d’adhésion à l’Union française. La signature de ce traité engage la France à défendre ce pays, avec toutes les conséquences militaires que cette signature française implique si le VM s’en prend à ce membre de l’Union (voir 28 octobre).
23 - 28 octobre 53 : Débat houleux sur l’Indochine à l’Assemblée nationale française suite au congrès de Saigon (voir 16 octobre). Le gouvernement est à nouveau la cible de nombreuses critiques (Gras, 1979, p. 511).
26 octobre 53 : Paul Reynaud, vice-président du Conseil, déclare devant l’Association des Français d’Indochine que « le traité avec le Laos apporte une solution au problème de l’évolution nécessaire de l’Union française. » (cité in Navarre, 1956, p. 189, note 2)
27 - 29 octobre 53 : Débats à l’Assemblée nationale française sur l’Indochine. Les représentants sont une fois de plus divisés : il y a ceux qui veulent que l’on traite au plus vite avec le VM (les communistes et les socialistes) et ceux qui entendent poursuivre la guerre avec une aide grandissante des États-Unis (M.R.P. et divers), sans entendre les turbulences venant tant du Vietnam que du Cambodge, tout en continuant vouloir affirmer « tout mettre en œuvre pour aboutir par des négociations à la pacification générale de l’Asie ». Laniel déclare devant l’Assemblée nationale que « la France ne refuserait pas de négocier un armistice » avec le VM (Gras, 1979, p. 539). C’est la première fois, depuis l’échec des négociations de Fontainebleau de septembre 1946, qu’un gouvernement envisage un règlement du conflit. Il est vrai que la situation militaire se dégrade et que l’opinion publique française est lasse de ce conflit. Pour autant, malgré un effritement, le gouvernement Laniel se maintient lors du vote de confiance (Rocole, 1968, p. 30).
A l’O.N.U., suite aux annonces des Soviétiques et des Chinois (voir 4 et 14 septembre), le représentant de la France, Maurice Schuman, fait savoir que son pays ne serait pas opposé à coupler dans une conférence internationale le sort du conflit coréen à celui d’Indochine (Ruscio, 1992, p. 209).
28 octobre 53 : Signature d’un accord militaire qui engage la France à défendre le Laos en cas d’attaque (Cadeau, 2019, p. 468).
Fin octobre 53 : Suite au succès de l’opération Mouette (entre le 15 octobre et le 7 novembre), Giap est obligé de modifier ses plans : son offensive sur le delta du Fleuve Rouge est provisoirement abandonnée. Il prévoit donc deux opérations divergentes : l’une centrée dans la Haute-Région du Tonkin et le nord du Laos (vers Laichau et Dien Bien Phu) ; l’autre dans le centre du Vietnam, dans la région des Hauts-Plateaux située en Annam (secteur du L.K.5, carte in Tertrais, 2004, p. 22). Navarre connaît les intentions de Giap (que celui-ci confirme dans ses mémoires par une décision du comité directeur du parti prise à ce moment précis). Il y voit un rapport avec l’interview d’HCM du 29 novembre au journal suédois Expressen et son offre d’armistice. Le commandant en chef français analyse la stratégie de Giap comme « un plan de campagne susceptible de provoquer une solution politique ». Selon lui, ce qu’il faut au VM, « ce sont des succès spectaculaires » qui auront « une résonnance profonde sur l’opinion française », les États associés voire les États-Unis. S’emparer du Nord-Laos et de sa capitale Luang Prabang en est un. Face à cette menace, Navarre décide de garder ses maigres forces concentrées dans le Delta où l’aviation peut intervenir et agir sur les arrières de l’ennemi, là où il se concentre, en tentant ainsi de couper ses arrières. Mais quelles que soient les choix stratégiques de Giap, les Français sont une fois de plus condamnés à demeurer sur la défensive et à subir (Navarre, 1956, pp. 161-168).