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par Jean-François Jagielski

Novembre 1961

Novembre 61 : Formation de l’United States Agency for International Development (U.S.A.I.D.). Le Congrès ayant adopté le Foreign Assistance Act le 4 septembre, l’agence est chargée d’apporter l’essentiel une aide économique au Sud-Vietnam (Tenenbaum, 2010, p. 127, note 36).

Le journaliste français Jean Lacouture a un entretien avec HCM et le premier ministre Pham Van Dong. Ho laisse la parole à son fidèle lieutenant. Dong voit deux obstacles à la réunification du Vietnam prévue par les accords de Genève de 1954. Le premier est américain : « L’obstacle essentiel, c’est la politique d’intervention, la politique d’agression chaque jour plus poussée et plus dangereuse des impérialistes américains au Sud du Vietnam dans le but de transformer cette zone en colonie de type nouveau et une base américaine, et de préparer ainsi une nouvelle guerre. Comme tout le monde le sait, les États-Unis sont en train de préparer l’introduction des troupes américaines au Sud-Vietnam […] » Le second obstacle est Diem et son gouvernement qui s’opposent à la réalisation des accords et sont inféodés aux Américains. Aux questions gênantes sur les relations entre la R.D.V.N., l’U.R.S.S. et la Chine, Dong botte en touche : « Questions à débattre entre socialistes ! » (Lacouture, 1965, pp. 54-58)


1er novembre 61 : Sur le retour du Vietnam, lors d’une escale aux Philippines, Rostow et Taylor envoient leur rapport à Kennedy réclamant un engagement militaire américain terrestre contre le Vietcong. Le message demande clairement l’envoi de troupes américaines en nombre limité (8 000 hommes) mais pouvant « rassurer le peuple et le gouvernement du Sud-Vietnam et nos amis et alliés en Asie du Sud-Est ». Leur présence ne peut toutefois pas être purement « symbolique » même si ces troupes « ne doivent pas être envisagées pour le nettoyage les jungles et forêts » qui demeure la tâche des S-V. Taylor n’appelle donc pas à un engagement militaire direct, réservé selon lui uniquement aux troupes vietnamiennes, mais précise : « Cependant les troupes U-S peuvent être appelées à s’engager dans le combat pour se protéger elles-mêmes […] Considérées comme réserve générale, elles pourraient être lancées dans l’action […] contre d’importantes formations de guérillas qui auraient abandonné les forêts pour attaquer des objectifs majeurs. » (Le dossier du Pentagone, 1971, p. 129 et pp. 171-173)

Un autre aspect du rapport Taylor-Rostow fait état de cette récente mission au S-V et répond à une lettre de Kennedy en date du 13 octobre : les communistes entendent contrôler toute l’Asie du Sud-Est par la technique de la guérilla or on doute au S-V que les U.S.A. soient déterminés à véritablement aider la région. Il faut donc le prouver par un geste fort ; les troupes américaines n’ont pas « pour mission de nettoyer la jungle et les forêts des guérillas vietcong », elles ont pour rôle de conseiller et d’entraîner l’armée s-v à qui cette tâche lui revient. Un engagement de l’Amérique dans des opérations d’apparence philanthropique (voir 24 octobre) permettrait de « lutter contre le Vietcong sous couvert de cette aide humanitaire ». Toutefois le rapport note que « le gouvernement du Vietnam est pris dans un enchevêtrement de mauvaises tactiques et de mauvais arrangements  qui clouent ses forces armées dans la défensive […] » (Le dossier du Pentagone, 1971, pp. 173-176 ; Bodard, 1971, doss. Pentagone, pp. 125-129 et pp. 130-131).


3 novembre 61 : Présentation du rapport de la mission Rostow-Taylor à McN. Il engage les U.S.A. dans une association limitée avec le S-V mais constitue assurément pour les États-Unis un acte d’engagement certes progressif mais réel dans la guerre du Vietnam. L’envoi de 8 000 hommes supplémentaires a été demandé. Taylor considère qu’il y a plus d’avantages que d’inconvénients à engager l’armée américaine : « Je ne crois pas que sans cela notre programme visant à sauver le Vietnam réussira. » (cité in Halberstam, 1974, p. 206)

Le rapport préconise donc un engagement plus actif : la mission de conseil pourrait être « radicalement augmentée […] se rapprochant quelque peu (mais pas tout à fait) d’un quartier général sur le théâtre d’opération ». La principale partie du document démontre aussi la faiblesse de l’armée saïgonnaise. Une annexe militaire note : « Le comportement de l’armée du Sud-Vietnam se révèle décevant ; il est caractérisé généralement par un manque d’agressivité à tous les échelons et le manque de prise de conscience de l’urgence de son action. » (Le dossier du Pentagone, 1971, pp. 131-133 et pp. 176-178)


6 novembre 61 : Perplexe face à la situation politique et militaire de son pays, le vice-président s-v Nguyen Ngoc Tho confie à l’ambassadeur français Roger Lalouette : « Nous n’avons le choix qu’entre une agonie à issue rapprochée et le recours à un « remède de cheval » qui peut tuer le patient mais aussi le sauver. Le dilemme ne comporte pas de moyen terme. » (cité in Journoud, 2011, p. 103)


8 novembre 61 : McN approuve dans un premier temps le rapport le rapport Taylor-Rostow (voir 1er novembre) puis le réécrit avec Gilpatric (sous-secrétaire d’État, et donc avec l’aval de Rusk). Ils atténuent les espérances de Taylor, sans toutefois rejeter totalement l’idée de devoir intervenir directement. Selon eux, les mesures préconisées par Taylor « peuvent s’avérer très utiles mais ne suffiront en aucun cas à rétablir la confiance et à aider Diem à gagner la bataille. » L’envoi de 8 000 hommes « sous couvert d’aide aux sinistrés des inondations » n’impressionnera ni Hanoi ni Moscou : « […] nous nous engluerons dans une bataille interminable et sans conclusion envisageable. » Si intervention il doit y avoir, elle doit donc être plus massive : 6 divisions (205 000 hommes). Il ne faut pas recourir à une intervention progressive qui ne pourrait à la longue que choquer l’opinion publique américaine (McNamara, 1992, pp. 51-52 ; Halberstam, 1974, p. 208 ; Le dossier du Pentagone, 1971, pp. 178-180 ; Bodard, 1971, doss. Pentagone, pp. 131-133).


11 novembre 61 : Nouveau signe des tergiversations de l’administration américaine, McN et cette fois Rusk, s’adressant à Kennedy par le biais d’un autre mémorandum, modifient le rapport Taylor-Rostow du 1er novembre et en changent totalement le contenu en émettant cette fois les plus vives réserves sur un surcroît d’engagement : « A) des unités de taille modeste sont nécessaires au soutien direct de l'effort militaire sud-vietnamien, telles que les communications, les hélicoptères et autres formes de transport aérien, les avions de reconnaissance, les patrouilles navales, les unités de renseignement, et B) des unités organisées plus importantes ayant une mission militaire directe réelle ou potentielle. La catégorie (A) doit être introduite aussi rapidement que possible. Les unités de la catégorie (B) posent un problème plus sérieux [...] car elles sont beaucoup plus significatives du point de vue des facteurs politiques nationaux et internationaux et augmentent considérablement les probabilités d'escalade du bloc communiste. » (Le dossier du Pentagone, 1971, p. 181). McN et Rusk dans le même mémorandum préparent donc des plans pour une intervention militaire américaine mais uniquement considérée comme devant être « ponctuelle » (Le dossier du Pentagone, 1971, pp. 182-183 ; Bodard, 1971, doss. Pentagone, pp. 123-125).

Remise à Kennedy de ce second mémorandum qui va toujours dans le sens de la modération : « S’il y a un réel effort sud-vietnamien, [les soldats américains] ne seront peut-être pas nécessaires. S’il n’y en pas, les forces américaines ne pourront remplir leur mission au sein d’une population apathique ou hostile. » Kennedy aborde alors la discussion des 2 mémorandums à la Maison Blanche et tranche. Selon McN,  « il dit clairement qu’il ne souhaitait pas prendre l’engagement inconditionnel de prévenir la chute du Sud-Vietnam, et il refusa catégoriquement de donner l’aval à l’introduction des forces combattantes américaines. » (McNamara, 1992, p. 52)

Rétrospectivement, dans ses mémoires, face à la question cruciale du dosage de l’engagement américain, McN estime que lui-même et Rusk n’ont pas su se poser au bon moment « les cinq questions vraiment fondamentales : était-il vrai que la chute du Sud-Vietnam allait provoquer celle de toute l’Asie du Sud-est ? Était-ce une menace grave pour la sécurité de l’Ouest ? De quel type serait la guerre qui risquait de survenir, conventionnelle ou guérilla ? Pouvions-nous la gagner avec des soldats américains combattant aux côtés des Sud-Vietnamiens ? Ne fallait-il pas connaître toutes ces questions avant de décider d’engager ou non des hommes ? » Toujours a posteriori, avec une pointe de repentance, il ajoute plus loin : « Mais il faut dire qu’il est très difficile aujourd’hui de nous remémorer la naïveté confiante avec laquelle nous abordions le Vietnam aux premiers jours de l’administration Kennedy. » (McNamara, 1992, p. 52) A l’évidence, les Américains n’ont pas ici su tirer les leçons de l’expérience française lors de la première guerre d’Indochine qui auraient apporté certaines réponses à leur questionnement du moment…

Selon Halberstam, les rapports écrits de McN ont cependant une limite dans leur véritable signification et portée. Ils « étaient des brouillons de recommandations jusqu’au moment où le Président s’était décidé. Ils se moulaient alors sur la décision présidentielle de façon qu’il ne restât pas trace dans l’histoire d’aucune différence entre le Secrétaire à la Défense et le Président. » (Halberstam, 1974, p. 211).

Toujours selon Halberstam, ces choix de Kennedy, qui ne suivent pas à la lettre le rapport Taylor-Rostow, sont un compromis où le président en faisait « moins que ne le demandait le rapport […] Il avait l’impression d’être modéré et prudent. Il avait l’illusion d’avoir tenu le front, alors qu’en réalité il nous enfonçait profondément dans le bourbier. » (Halberstam, 1974, p. 212).


13 novembre 61 : Le spécialiste britannique de la contre-insurrection Robert Thompson présente à Diem sous forme de mémorandum une première version de son plan qui sera connu ensuite sous le nom de Delta Plan applicable, comme son nom l’indique, à la zone du delta du Mékong. Cette zone est définie comme pouvant être la plus prometteuse d’une politique contre-insurrectionnelle efficace. Parmi les 12 provinces du Delta, il entend déterminer des zones prioritaires qui doivent servir de zones-tests pouvant déboucher, en fonction des succès, à une extension du projet. Les Américains pousseront Diem et Nhu à étendre le projet en le faisant sortir du Delta et à l’implanter au nord et à l’ouest de Saigon.


14 novembre 61 : Des notes du dossier du Pentagone révèlent que, dans un message, Kennedy est inquiet à la fois du fait d’une absence de soutien de son action au S-V par les Britanniques mais aussi, du fait de l’engagement plus en avant des U.S.A., mais aussi d’un risque de rupture trop visible des accords de Genève. De plus, selon le président, l’envoi de troupes américaines risque de « détruire les chances d’un accord au Laos et de provoquer la rupture du cessez-le-feu ». Il y a également risque d’affrontement avec l’U.R.S.S. auquel s’ajoute le problème de devoir se battre sur deux fronts du fait de la crise de Berlin en cours. De Gaulle, Mac Millan, Nehru l’ont invité à la modération, tout comme des membres proches de sa propre administration (Mansfield, Chester Bolwes, John Galbraith). De bons conseils qui font que Kennedy temporise et hésite contre l’avis de son conseiller militaire, le général Taylor (Le dossier du Pentagone, 1971, pp. 135-136 ; Journoud, 2011, pp. 101-102).

Au Cambodge, à Phnom Penh, sixième conférence mondiale des Bouddhistes, 37 nations sont représentées.


15 novembre 61 : Après de nombreuses discussions lors d’un C.N.S., le département de la Défense et le département d’État approuvent les recommandations faites par Taylor et Rostow, revues et corrigées par Kennedy. Même si le Congrès désapprouve toujours l’emploi de troupes américaines au Vietnam (Le dossier du Pentagone, 1971, p. 135).

Kennedy demeure toujours très hésitant à s’engager. Il confie à ses conseillers : « L’argument le plus solide contre une intervention consiste à rappeler que ces combats se déroulent dans un pays situé à 10 000 miles de chez nous, qui oppose 16 000 guérilléros à une armée forte de 200 000 hommes et où des millions de dollars ont été dépensés depuis des années sans le moindre succès. » (cité in Pericone, 2014, p. 53)

Selon McN, Kennedy fait part de ses doutes au Conseil national de Sécurité : « Il exprima ses craintes de se retrouver simultanément sur deux fronts dans des régions du monde opposées, et il souligna le contraste frappant entre la situation au Vietnam et la guerre de Corée. En Corée, l’agression ennemie avait été tout à fait claire ; ici, la situation était ambiguë. » De son côté, McN constate objectivement que « nous avions déjà dépensé des milliards de dollars au Vietnam avec peu de résultats, pour ne pas dire aucun. » Kennedy doute quant à lui d’obtenir un soutien militaire de l’O.T.A.S.E. car les Britanniques et les Français ont fait savoir qu’ils n’en seraient pas. La réunion se termine, une fois de plus, sans véritable conclusion. McN et Kennedy tombent d’accord pour dire que seuls les Sud-Vietnamiens pouvaient résoudre le problème, avec une aide américaine mais sans jusqu’aller à « faire leur guerre. » (McNamara, 1992, p. 53)


16 novembre 61 : Kennedy décide d'augmenter l'aide militaire au Sud-Vietnam et d'envoyer encore plus de conseillers sur le terrain sans, comme depuis le début de l’engagement américain, en avertir son opinion publique. Il hésite, tergiverse mais au final, engage son pays à petits pas dans la guerre.


17 novembre 61 : Au Cambodge, dix-septième gouvernement du Sangkum : gouvernement Sihanouk qui demeurera en place jusqu’au 6 août 1962 (Jennar, 1995, p. 158).


22 novembre 61 : Adoption partielle du rapport Taylor-Rostow par Kennedy. Lors d’un C.N.S., il approuve le document National Security Action Memorandum 111 (NSAM-111), secret, qui préconise un déploiement de conseillers mais en un nombre moins important que celui recommandé par Taylor, accompagné d’un appui aérien masqué. La directive autorise également et pour la première fois un « programme sélectif et contrôlé » d’utilisation des défoliants pour tester leur efficacité, pour l’instant, uniquement le long des routes et les zones occupées par le VC.

Toujours hésitant et bien que rejetant l’introduction massive de troupes terrestres, Kennedy n’exclut toutefois nullement une intervention plus puissante : « Si cela ne fonctionne pas, nous devrons peut-être essayer le plan six de Walt [Rostow], c'est-à-dire l'attaque directe du Nord-Vietnam. » (Pericone, 2014, p. 54 et 65)


27 novembre 61 : Kennedy charge McN de suivre personnellement le dossier Vietnam.


28 novembre 61 : J. K. Galbraith, ambassadeur américain à New Delhi, ami et conseiller du président amércain, le met en garde contre le personnage de Diem : « La réalité politique se caractérise par la complète inertie entraînée par le fait qu’il [Diem] a plus besoin de se protéger contre un coup d’État que de protéger son pays contre le Vietcong. Il ne fait aucun doute pour moi que l’absence d’intelligence, la centralisation du contrôle de l’armée, la dualité incroyable  des rôles des gouverneurs provinciaux qui sont, à la fois, chefs militaires et administrateurs politiques, l’incompétence et la servilité de ces derniers, sont tous en rapport étroit avec sa peur d’être balancé. » (cité in Van Geirt, 1972,  p. 206)


30 novembre 61 : Nouvelle preuve d’un engagement encore plus accentué des U.S.A., Kennedy approuve par le mémorandum n° 115 du C.N.S. le programme de défoliation sélectif prôné par Diem, McN, Taylor et Rusk car, selon eux, le S-V doit faire face non à une simple rébellion mais à une puissante offensive du N-V (Journoud, 2011, p. 99).

Cette décision va entraîner la première utilisation de défoliants chimiques (dont l’agent orange, fabriqué par la Dow Chemical) sur les pistes et certaines zones de végétation. L’utilisation de ces produits ne sera au final révélée que le 30 septembre 1965. Avant 1970, 20 % des zones de jungle auront été arrosées mais 40 % des produits sont surtout destinés à détruire les cultures vivrières des espaces considérés comme occupés par le Vietcong (Portes, 2008, p 70). Le gouvernement s-v fait lui-même pression pour qu’on l’utilise sur les cultures. Deux millions d’hectares seront traités, soit un dixième des terres agricoles. Le recours aux produits est varié. On en dénombre quatre principaux, tous désignés par un code couleur : orange, blanc, mauve et bleu. Le dernier, l’un des plus toxique, n’est rien d’autre qu’un dérivé d’arsenic qui affectera gravement la santé des populations civiles durant de longues années (Férier, 1993, p. 109).

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