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par Jean-François Jagielski

Novembre 1944

Hiver 44 : Le Vietminh attaque les postes français situés dans les régions montagneuses de Dinh Ca et Nguyen Binh (nord-est d’Hanoi, province de Cao Bang) (Franchini 1, 1988, p. 181).


Novembre 44 : Mise en échec aux Philippines, l’armée du sud japonaise retransfère son Q.G. de Manille à Saigon. Au vu des difficultés militaires, Tokyo décide de renforcer la défense de l’Indochine où la crainte d’un coup de force français est envisagée (voir 20 décembre) (Pedroncini, 1992, p. 39).

Un bilan des frappes américaines au Sud fait état de 2 023 tués chez les civils (2 000 indochinois et 23 européens) et de 68 chez les militaires (46 indochinois et 22 européens) (Zeller, 2021, p. 46).

Au Cambodge, André Joseph Berjoan est nommé Résident supérieur par intérim.


2 novembre 44 : Decoux demande au G.P.R.F. s’il a toujours sa confiance et souligne les dangers que fait courir à l’Indochine l’organisation de la résistance telle qu’elle lui a été révélée par le général Aymé le 28 octobre.

Note du département d’État américain à Roosevelt : « […] le gouvernement britannique soutiendra fermement la politique française en Indochine. » (De Folin, 1993, p. 64).  


3 novembre 44 : Roosevelt rappelle son opposition à tout engagement américain  aux côtés des Français. Dans les faits, il ne reconnaît toujours pas ni G.R.P.F. ni son chef, s’oppose au réarmement massif de la France ainsi qu’à sa participation aux négociations internationales sur la paix et sur le sort de l’Allemagne (Isoart, 1982, p. 27).

Decoux demande au G.R.P.F. la confirmation se ses pouvoirs : « Si je dois demeurer le chef responsable, il est indispensable que j’aie la confiance du gouvernement et que je sois obéi par tous sur place. » (cité in Isoart, 1982, p. 32). On en est loin au vue de la cacophonie qui règne depuis le retour de la France libre en Indochine…


4 novembre 44 : Claude Boissanger (directeur des Affaires politiques extérieures du G.R.P.F.) s’entretient par télégramme avec René Pleven (nouveau ministre des Colonies). Decoux a au préalable approuvé ce télégramme. Boissanger met en garde son interlocuteur sur toute « modification prématurée » de la situation en Indochine. Elle serait « sans aucun profit » et même « nuisible » aux intérêts français et alliés. Le texte stigmatise l’action de Mordant et rappelle que le bouleversement de l’ordre établi conduirait à « la neutralisation de l’armée et des cadres de l’administration colonial » plaçant ensuite « les indigènes, au risque de nous les aliéner, sous la domination japonaise exécrée. » Boissanger insiste également sur le problème du rétablissement de l’autorité française en raison de la montée des nationalismes. L’attitude du G.R.P.F. à l’égard des Japonais doit être mesurée et non provocatrice. Il suggère donc que la gouvernance de la colonie soit pour l’instant laissée aux autorités en place. Or De Gaulle voit tout autrement les choses : il voudrait une libération de l’Indochine et que « le sang français sur le sol de l’Indochine [soit] un titre imposant. » (Cadeau, 2019, pp. 83-84)


6 novembre 44 : Mordant écrit au général Juin (chef d’état-major de la Défense nationale) : « Si les Japonais sont poussés à bout, ils nous casseront la gueule. Nous n’avons aucune arme moderne, pas un avion, pas un char, nos stocks s’épuisent, nos camions disparaissent un à un. » (De Folin, 1993, pp. 53-54)


7 novembre 44 : Paris charge François De Langlade d’apporter à Decoux confirmation de la nouvelle organisation des nouvelles structures de la résistance en Indochine. L’amiral apprend qu’elles lui intiment « l’acte de subordination du gouverneur général au G.P.R.F. » Paris demande à « ce que l’Amiral continue à exercer ses fonctions jusqu’au jour où on estimera nécessaire qu’il en soit autrement ». Jusqu’alors, Decoux doit maintenir « provisoirement et par tactique vis-à-vis de l’ennemi une façade qui permette de protéger et de garder tous les moyens français d’Indochine (Armée, Marine, Administration, Résistance). » (Turpin, 2005, pp. 56-57) Mais Aymé et Mordant demandent l'exclusion de l'amiral Decoux de l'organisation de la Résistance en Indochine, sans attendre la seconde visite de Langlade auprès de Decoux (Raymond, 2013, p. 25 ; De Folin, 1993, p. 47). Paris élabore alors une bien complexe et fragile architecture bicéphale entre deux hommes qui se détestent : Mordant se voit confirmer dans ses fonctions de chef de la Résistance et de délégué général du G.P.R.F. alors que Decoux doit demeurer à son poste avec mission de continuer « à exercer ses fonctions ». De plus Decoux se doit d’ignorer officiellement l’existence de Mordant… L’amiral n’entend donc pas se laisser déposséder de sa mission, sauver l’Indochine, et ce d’autant plus qu’il est censé ignorer l’existence du chef de la résistance (voir 30 novembre)…

De Langlade estimera que Decoux s’est « dévoilé trop tôt » alors qu’il aurait dû attendre sa venue (voir 15 novembre – 13 décembre). Il estime que sa mission consiste à amener Decoux à résipiscence « pour que le gouverneur général n’exerce plus qu’une autorité de façade » face aux Japonais. Il remaniera ses instructions sans l’accord du Comité d’action pour l’Indochine (voir 14 et 19 novembre) (Turpin, 2005, pp. 57-58).


8 novembre 44 : Le général américain Wedmeyer (chef d’état-major américain auprès de Tchang Kaï Check) déclare au cours d’une conférence de presse que l’Indochine « relève, pour le moment, du théâtre d’opérations chinois ». Mais la question n’est pas définitivement tranchée. Tout dépend de l’avancée des troupes britanniques ou américaines. Les Français devront se satisfaire de cette réponse jusqu’au coup de force japonais du 9 mars 1945 (Turpin, 2005, p. 69).


10 novembre 44 : Giap met sur pied des unités de combattants au Tonkin.


12 novembre 44 : Une instruction charge le général Pechkoff, qui a été nommé délégué du Comité français de libération nationale en Chine en septembre, de diriger les relations de la France avec ce pays et de guider avec l’appui des autorités chinoises la résistance française en Indochine. Il est également chargé de recueillir des renseignements sur les révolutionnaires annamites réfugiés en Chine ou ceux qui se trouvent au Tonkin (Bodinier, 1987, pp. 19-20).

Les troupes japonaises qui formaient jusqu’alors en Indochine un conglomérat disparate selon les nécessités de la guerre en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique sont intégrées dans une nouvelle structure de commandement : la 38e armée placées sous les ordres du général Yuitsu Tsuchihaschi (Cadeau, 2019, pp. 89-90).


14 novembre 44 : Long télégramme de René Pleven (ministre des Colonies) adressé à De Langlade : l’offre de démission de Decoux est rejetée par son signataire. Pleven donne à l’amiral « l’ordre formel de ne pas se démettre de son poste, tant qu’il ne recevra pas l’ordre du gouvernement. » Il lui transmet les instructions gouvernementales qui ont été validées par De Gaulle. Or le texte original de ce télégramme a disparu des archives : on ne connaît que le texte qui a probablement été remanié par De Langlade et ne respecte pas forcément le sens de la première mouture (De Folin, 1993, p. 49 ; Zeller, 2021, p. 56 et 240, note 27).


15 novembre – 13 décembre 44 (9 décembre 44, selon Isoart, 1982, p. 33) : Le G.P.R.F., inquiet quant à l’avancement du plan de défense de l’Indochine, y envoie secrètement le commandant François De Langlade (pour la seconde fois, voir 5 – 22 juillet) et le lieutenant-colonel Huard (commandant le C.L.I.). Langlade est donc de retour dans la région de Dien Bien Phu où il avait été parachuté dans le cadre de l’opération Radical suite à l’échec de l’opération Belief II. Il confiera plus tard dans une revue historique (Historia, n° 334, septembre 1974) : « Je suis reçu par l’amiral Decoux [voir 19 novembre]. Je peux [lui] garantir […] que son action passée, en tant qu’elle avait servi la présence française en Indochine sera[it] portée à son crédit (sans tenir compte des dures sanctions que lui ou des subalternes trop zélés avaient cru devoir prendre pour apaiser l’occupant japonais) et que, pour l’avenir, il lui serait demandé de continuer sa collaboration avec l’occupant et, pour se faire, ne rien connaître de la Résistance civile et militaire. » (cité in Zeller, 2021, p. 56). Ces affirmations faites a posteriori sont toutefois à prendre avec prudence (voir 15 novembre).


Deuxième quinzaine de novembre 44 : Les généraux Aymé et Mordant élaborent des plans en prévision d’un éventuel coup de force japonais. Ils sont transmis au général Blaizot mais sont irréalistes car ils postulent un apport de renforts aéroportés et un soutien aérien allié. Les Américains n’y sont pas favorables et la Force 136 britannique, même si elle est mieux disposée, est incertaine car possiblement engagée en Birmanie. Blaizot demande aux deux généraux des options moins chimériques. Quant à Decoux, il n’apprécie pas ces instructions venues de l’extérieur et continue à détester tout ce qui vient de son rival Mordant. Au vu des faibles moyens disponibles, ce dernier juge hasardeuse toute tentative d’action. Paris a en fait une vision tronquée des choses et surtout mesure mal l’état de fatigue de l’armée indochinoise ainsi que son manque de matériel. De plus, Mordant y est mal perçu : c’est un personnage de faible envergure, trop âgé pour mener à bien des actions offensives. La seule solution réaliste envisagée est celle d’un repli dans des régions propices à la guérilla situées dans toute l’Indochine. Selon Mordant, « en définitive, et pour parler clair, ces prévisions ne se préparaient qu’à nous préparer à perdre une bataille perdue d’avance. A l’avance, nous savions que nous serions des vaincus livrés à la cruauté nippone, que nous serions des hommes de la défaite. » (Zeller, 2021, pp. 58-61) On se contente donc de former des maquis.


19 novembre 44 : De Langlade rencontre l'amiral Decoux dans le palais du gouvernement général à Hanoi (palais Pugnier). Il a reçu, dans un long télégramme signé René Pleven (ministre des Colonies) daté du 14 novembre, l'ordre d'intimer à Decoux de rester à son poste avec des pouvoirs importants, dont celui de commandant en chef des armées, ce qui, pour ajouter de la confusion, met Mordant sous les ordres de l’amiral. Cependant, le commandant De Langlade ne communique pas cet ordre à Decoux lors de leur entretien de ce jour, qui devient de ce fait sans portée véritable. Pire, il fait changer le texte du télégramme et remettra à Decoux le 28 sa propre version. Dans celle-ci est exigé de lui qu'il fasse semblant d'ignorer les agissements de Mordant et Aymé pour maintenir une façade devant les Japonais, toutes les responsabilités importantes étant retirées à l’amiral et confiées aux deux généraux (Raymond, 2013, pp. 25-26 ; De Folin, 1993, pp. 49-50). La gouvernance bicéphale de l’Indochine a alors des relents délétères sur fond de règlement de compte entre Vichy et une Résistance par ailleurs bien désunie (voir 24 mars).


20 novembre 44 : Nouveau revirement de Paris où la confusion règne face au cas Mordant qui est loin de faire l’unanimité dans sa conception d’un plan d’attaque général au Tonkin. Le Comité d’action pour l’Indochine rejette les propositions contenues dans un télégramme de Decoux (transmis avec les commentaires de Mordant) au sujet du Conseil d’action pour l’Indochine et de l’attribution d’un poste d’Inspecteur général en faveur de Mordant : « Gouvernement estime prématuré nommer Narcisse [Mordant] Inspecteur général et, à plus forte raison, Commandant en chef en cas d’ouverture des hostilités. L’une ou l’autre fonction le désigneront inévitablement aux soupçons japonais sans augmenter son autorité de chef de la Résistance. Pour les mêmes raisons, il est inutile de lui confier la vice-présidence d’un conseil politique de caractère officiel. » On en appelle donc à un « statu quo » qui constitue « la position la plus conforme aux possibilités de la France ». (cité in Turpin, 2005, p. 59)


21 novembre 44 : Second gouvernement De Gaulle. Jacques Soustelle est nommé ministre des Colonies et remplace Pleven.


22 novembre 44 : Le général Blaizot, délégué militaire du Comité d’action pour l’Indochine, adresse aux généraux Mordant et Aymé de nouvelles instructions. Elles mettent à mal l’idée d’un pur engagement militaire classique au Tonkin cher à Mordant. Selon Blaizot, les opérations militaires envisagées par les deux généraux nécessitent un important appui extérieur des alliés qui ne peut exister avant plusieurs mois. Il évoque au contraire « une forme de guerre mineure nous permettant de durer tout en portant des coups efficaces ». (Turpin, 2005, pp. 52-53)

Lors Halifax, ambassadeur de Grande Bretagne à Washington, remet un deuxième mémorandum au gouvernement américain au sujet de l’emploi des Français dans les activités opérationnelles en Indochine auquel Roosevelt est toujours opposé. Le président américain répond rudement aux sollicitations britanniques : « Je ne veux toujours pas être mêlé à une décision sur l’Indochine. C’est une question qui concerne l’après-guerre […]  Je ne veux être mêlé à aucun effort militaire en vue de la libération de l’Indochine de l’occupation japonaise. Vous pouvez dire à Halifax que j’ai dit clairement à Monsieur Churchill. Aussi bien du point de vue militaire que civil, toute action en ce moment est même prématurée. » (Isoart, 1982, p. 27 et pp. 195-196).


28 novembre 44 : De Langlade remet à Decoux le texte du télégramme de Pleven modifié (voir 19 novembre).


29 novembre 44 : Pleven, ministre des Colonies, envoie à De Langlade le message suivant : « Vous devez considérer que l’équilibre actuel tient à la patience intéressée, mais provisoire des Japonais et que tout doit être fait pour retarder la possibilité de leur intervention. Il importe également, pour les mêmes raisons, que vous ne fassiez naître autour de vous aucun prétexte aux compétitions personnelles. La libération de l’Indochine demande des préparations et des délais. Le statu quo, maintenu jusqu’à nouvel ordre, est la position la plus conforme aux possibilités de la France […] Ce statu quo ne doit pas être modifié par des changements apparents dans les attributions ou la répartition du Haut personnel de la    colonie. » (cité in Isoart, 1982, pp. 33-34)


30 novembre 44 : Nouveau signe de tension provoqué par la gouvernance bicéphale de l’Indochine. Un émissaire du général Blaizot (nouveau commandant des F.E.F.E.O.) présent à Hanoi depuis le 12 voit Decoux et lui confie : « Nous en sommes réduits à nous contenter de préparer une forme de guerre mineure nous permettant de durer » (cité in Isoart, 1982, p. 113). Il faut se contenter de conserver une zone refuge à l’Ouest et d’être capable de mettre en œuvre les destructions que les Alliés attendent. Ce à quoi, l’amiral lui répond : « Ce petit Blaizot s’occupe de ce qui ne le regarde pas ; je suis le maître ici et je ne dépends que du général De Gaulle. » (cité in Zeller, 2021, p. 59)

Une note prévoit la mise en place d’un réseau de « guerre psychologique » équipé de postes-récepteurs légers en milieu indigène visant à « faire de la résistance en Indochine une résistance indochinoise ». Le but (illusoire…) de cette dotation est de maintenir la « solidarité indochinoise » en cas d’éviction partielle ou totale des Français (Isoart, 1982, p. 38).

Le secrétaire d’État américain Cordell Hull quitte ses fonctions. Il sera remplacé par  Edward Reilly Stettinius (voir 1er décembre).

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