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par Jean-François Jagielski

Mars 1970

Mars 70 : Sondage analysant l’évolution de l’opinion publique américaine sur le le conflit au Vietnam : pour 32 %, contre 58 %, sans opinion 10 % (Nouilhat in collectif, 1992, p. 60).

Au Cambodge, Lon Nol fait massacrer nombre de résidents vietnamiens dans tout le pays. Il organise une campagne de calomnie (par affiches et haut-parleurs) contre la personne de Sihanouk. L’un de ses fils de Sihanouk, le prince Norodom Ranariddh, est arrêté.

Saloth Sar (futur Pol Pot) fait une deuxième visite secrète à Pékin, au moment même où a lieu le putsch de Lon Lol (Deron, 2009, p. 263).


6 mars 70 : Une déclaration du C.N.S. sur la base des données rapportées par les différents départements est rendue publique. Un compte-rendu complet de l’engagement américain au Laos est établi. Il n’est que partiellement objectif : départements et agences omettent de fournir à Kissinger une série d’informations pour se protéger. La controverse concerne notamment le nombre de morts américains au Laos. Dans la déclaration est mentionné qu’aucun américain n’y a perdu la vie, sauf au sein des équipes de reconnaissance qui contrent les infiltrations venant de la piste HCM. Cette affirmation est fausse. Des révélations venues de certains départements démontrent qu’un petit nombre d’Américains non-combattants y a perdu la vie (voir 27 février). Des fuites se produisent. La presse et le Congrès en font leurs choux-gras, ce qui décrédibilise un peu plus l’administration. Nixon, qui n’a plus vraiment confiance dans le C.N.S., va de ce fait encore plus cultiver l’art du secret et de la dissimulation.


8 mars 70 : Au Cambodge, l’annonce de la venue en visite officielle de Pham Van Dong invité par Sihanouk en février met le feu aux poudres. Plus d’un millier de Cambodgiens manifestent dans la province frontalière de Svay Rien contre un camp militaire vietcong. Ses occupants ripostent et ouvrent le feu. L’armée khmère est obligée d’intervenir. On déplore des morts des deux côtés dont on ne publiera jamais le décompte.

A Paris, Sihanouk confie à des proches qu’une bonne partie de son pays est occupé « par les Vietminh et les Vietcong. Nous avons fait des prisonniers mais je les rends, tout en conservant les armes. » (Tong, 1972, pp. 163-164).


8 - 11 mars 70 : Au Cambodge, manifestations hostiles soutenues par le gouvernement Lon Lol dans la région occupée de Svay Rieng puis à Phnom Penh devant les ambassades du N-V et du V-C qui sont prises d’assaut (Kissinger 1, 1979, p. 478). Ces manifestations n’ont rien de spontanées. Selon Nguyen Phu Duc et Sihanouk, elles sont  pilotées par la C.I.A.

Duc mentionne un rapport ultérieur de la Commission des Affaires étrangères du Sénat américain qui impliquerait l’action de l’agence dans les événements mais sans citer clairement sa source (Nguyen Phu Duc, 1996, p. 283 ; Sihanouk, 1979, p. 252). La prudence s’impose donc sur cette affirmation qui nous paraît non démontrée (voir 12 mars). Des centaines de Vietnamiens sont massacrés lors de ces manifestations.


9 mars 70 : Sihanouk rencontre le délégué du G.R.P. à Paris, Mai Van Bo, pour ce qui devait être une visite de courtoisie. Sihanouk réclame une fois de plus le départ des Vietnamiens de son pays. Son interlocuteur lui affirme qu’il n’est pas personnellement au courant de cette occupation mais se charge de transmettre le message à son gouvernement… (Tong, 1972, pp. 169-170)


10 mars 70 : Reçu à l’Élysée par Georges Pompidou, Sihanouk est obligé d’évoquer à sa sortie avec la presse l’occupation d’une partie du Cambodge par les Vietnamiens. Il évoque l’implantation d’infirmeries et même d’hôpitaux, les Vietnamiens refusant d’hospitaliser leurs blessés dans les structures cambodgiennes. Il évoque la présence de 40 000 soldats en novembre 1969, un chiffre en baisse depuis sur intervention auprès des Chinois. Il justifie les manifestations de Svay Reng (voir 8 mars) vécues comme « des éclaboussures de la guerre du Vietnam ». Il se garde bien d’évoquer le nombre de civils khmers tués par les Vietnamiens (Tong, 1972, pp. 164-165).


Nuit du 11 au 12 mars 70 : De Paris, Sihanouk reçoit de nombreux avis divergents sur la situation au Cambodge. Certains lui conseillent de rentrer immédiatement. D’autres de retourner à Mougins et d’attendre que la situation se calme. Il écrit dans un premier temps aux Soviétiques et Chinois qui l’attendent, pour s’excuser de devoir reporter deux visites prévues de longue date. Mais finalement il se rétracte et maintient son calendrier initial (Tong, 1972, pp. 166-167).


12 mars 70 : Sirik Matak, nouveau premier ministre autoproclamé, annonce la rupture d’un accord commercial avec le VC portant sur les fournitures en armement qui transitent par le Cambodge. Il renforce l’armée cambodgienne d’un effectif de 10 000 hommes. De nouvelles émeutes hostiles au régime de Sihanouk se produisent (Kissinger 1, 1979, p. 478). En son absence (voir 7 janvier), alors que Sihanouk fait une escale à Moscou, Lon Lol lance de sa propre initiative un ultimatum aux troupes n-v et vietcong (comprises entre 40 à 60 000 hommes), les sommant de quitter le Cambodge dans les 72 heures, un délai absolument irréalisable (Nguyen Phu Duc, 1996, p. 282).

Sihanouk condamne les manifestations et blâme le gouvernement et l'assemblée nationale. Celle-ci exprime son soutien aux manifestants. Avec l'appui de la reine-mère, le gouvernement veut envoyer une délégation pour expliquer la situation à Sihanouk. Celui-ci annonce qu'il ne la recevra pas.

Le soir, dans une interview adressée à l’O.R.T.F., Sihanouk indique les raisons du détour qu’il va accomplir avant de rentrer au Cambodge : « Il faut que Moscou et Pékin disent au Vietminh et au Vietcong de se retirer du Cambodge. S’ils ne le faisaient pas, ils ne devront pas se plaindre que nous passions dans le camp américain. » (cité in Tong, 1972, p. 168)


13 mars 70 : Le ministère des Affaires étrangères du Cambodge annonce aux ambassades n-v et vietcong que le territoire cambodgien devra être évacué au plus tard le 15 mars. Pour autant, Sihanouk ne rentre pas directement à Phnom Penh mais observe son programme de visites prévu de longue date avec escales à Moscou puis Pékin.

Le parlement cambodgien destitue Sihanouk et nomme Cheng Heng chef d’État intérimaire. Selon Kissinger qui a eu un récent entretien avec Jean Sainteny, ce dernier a rencontré Sihanouk à Paris alors que sa destitution était déjà pressentie. Mais celui-ci aurait décidé de ne pas rentrer directement à Phnom Penh car, selon Tong, le prince aurait déclaré à Paris : « Il faut que Moscou et Pékin disent au Vietminh et au Vietcong de se retirer du Cambodge. » (cité in Tong, 1972, p. 121)

Dans cette affaire, les U.S.A., préoccupés par la situation au Laos, ne réagissent pas avec suffisamment de vigueur et de rapidité, sans doute faute d’informations. Selon les mémoires de Kissinger, la C.I.A. n’est jusqu’alors pas officiellement présente au Cambodge (Kissinger 1, 1979, pp. 478-481).

La presse cambodgienne condamne à l’unanimité l’occupation du pays par les troupes communistes. Le Bulletin du contre-gouvernement pro-sihanoukiste écrit : « Tout en approuvant les manifestations devant les ambassades, nous ne pensions pas qu’elles aient pu prendre une telle tournure, il faut que le Vietcong quitte au plus tôt notre territoire. » (cité in Tong, 1972, p. 169)


14 mars 70 : Après un départ discret de Paris, Sihanouk arrive à Moscou où il sera reçu par Kossyguine, ministre des Affaires étrangères. L’accueil est froid. Le chef de l’État cambodgien demeurera cependant à Moscou jusqu’au 18.


15 mars 70 : Expiration de l’ultimatum lancé par Lon Lol pour l’évacuation du Cambodge par les troupes n-v et du VC. Il sera toutefois prolongé. Le premier ministre demande l’aide de l’artillerie s-v pour attaquer les sanctuaires communistes situés à la frontière khméro-vietnamienne (Francini 2, 1988, p. 365).


16 mars 70 : Seconde rencontre de négociations secrètes amorcées le 21 février. Kissinger propose à Le Duc Tho qu’aucun des deux camps n’exerce de pression militaire dans toute l’Indochine durant les négociations secrètes. Son offre est rejetée. Kissinger met alors sur la table un calendrier mensuel de retrait américain portant sur 16 mois. Il est rejeté par Le Duc Tho qui rappelle à son interlocuteur que Nixon avait parlé de 12 mois dans son discours du 3 novembre 1969 (Kissinger 1, 1979, p. 463). Tho accuse les U.S.A. d’avoir fomenté les émeutes autour des ambassades n-v au Cambodge, ce que récuse Kissinger. Le représentant n-v déclare une fois de plus qu’il considère ce pays comme partie intégrante du conflit d’Indochine (Kissinger 1, 1979, p. 485-486).

Nouvelles manifestations antivietnamiennes au Cambodge. Une réunion entre Cambodgiens, N-V et Vietcong est prévue. Elle a pour but d’évoquer l’évacuation des troupes vietnamiennes du pays. Côté cambodgien, la délégation est conduite par Ky Soth (directeur politique au ministère des Affaires étrangères), le commandant Kim Eng Kouroudeth, le capitaine Neang San et Men Soul Phao (fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères). Le G.R.P. est représenté par son ambassadeur à Phnom Penh, Vo Anh Tuan, accompagné de deux secrétaires d’ambassade, Nguyen Ba Dun et Nguyen Hoang Kink. La R.D.V. a délégué Tran Van Tuoc, chargé d’affaires ainsi que trois secrétaires de son ambassade : Nguyen Dang Khoa, Pham Manh Diem et Nguyen Van Kang.

Les Cambodgiens rappellent que d’octobre 1969 au 15 mars 1970, on a dénombré 277 incidents dont 220 dans la seule province de Rattanakiri. Ils ont causé 15 morts et 137 blessés côté cambodgien. Les autorités cambodgiennes ont demandé à plusieurs reprises à ce que les troupes vietnamiennes quittent le territoire, mais en vain. Les Vietnamiens font la sourde oreille et éludent totalement l’objet de la réunion, se contentant de flétrir « la politique d’agression des impérialistes américains ». Puis ils rappellent avoir respecté « une politique d’amitié et de bon voisinage », conforme aux accords de Genève de 1954. Tran Van Thuoc évoque avec indignation la mise à sac de son ambassade le 11 qu’il qualifie de « violation du droit international quant à l’immunité des représentations diplomatiques » et demande des dédommagements. Les occupants deviennent dans sa bouche des victimes… Les représentants du G.R.P. font preuve de la même mauvaise foi.

Lorsque les Cambodgiens reviennent à la charge, les Vietnamiens prétextent avoir des problèmes de liaison téléphonique avec leur gouvernement. Ils estiment que cette réunion n’est qu’un « premier contact » et que la date pour une seconde ne pourra qu’être « assez éloignée » du fait de ces actuels problèmes de liaison… Cette seconde réunion n’aura jamais lieu du fait du départ précipité des occupants des deux ambassades vietnamiennes juste avant le déclenchement des hostilités (voir 29 mars) (Tong, 1972, p. 193-199).

Dans l’affaire de My Laï, remise du rapport Peers (voir 24 novembre 1969) au secrétaire aux armées, Resor. Seuls des extraits insignifiants sont remis à la presse. Seymour Hersch du New York Times parviendra à se procurer une copie complète du rapport en 1972 et la publiera deux ans avant l’autorisation officielle. Cet acte n’a cependant que peu d’échos tant dans l’opinion publique que dans la presse américaine (Carval in collectif, 1992, p. 230). xyxy


17 mars 70 : Dans l’affaire de My Laï (voir 16 mars 1968), le général Peers tient une conférence de presse pour annoncer les conclusions de son enquête. Dans un propos liminaire, il affirme sa grande tristesse mais sa fierté indéfectible envers l’armée américaine qu’il continuera à servir loyalement. Ses travaux confirment point par point toutes les accusations de massacre de civils à My Laï (Huret, 2008, p. 137). Le rapport, très précis, qualifie ce massacre de « tragédie majeure ». Il pointe aussi les défaillances de l’armée américaine au moment des faits : manque de formation et inexpérience des unités impliquées, pression du body count, action dans une zone fortement infectée par le VM où les civils ne coopèrent pas avec les Américains, erreurs des services de renseignement qui avaient indiqué que les civils auraient dû se rendre au marché tôt le matin dans un des hameaux du village et que seul le VC aurait dû être présent au moment de l’arrivée des Américains. Le rapport pointe ensuite les responsabilités de l’état-major qui a couvert l’affaire en établissant de faux rapports (colonel Henderson) alors qu’il était parfaitement au courant de l’existence du massacre (Carval in collectif, 1992, pp. 231-234). Le général Peers propose au final des sanctions à l’égard de 14 militaires.

Au Cambodge, deux membres du cabinet dont la colonel Oum Manorine (chef de la police) restés fidèles à Sihanouk tentent de faire arrêter Lon Lol. Ils sont écartés. Le général met l’armée en état d’alerte, protège les ministères et fait fermer l’aéroport de Phnom Penh (Shawcross, 1979, p. 122).

Sihanouk est à Moscou. Ses entretiens  avec Kossyguine (ministre des Affaires étrangères) se déroulent dans une ambiance assez froide (voir janvier). Les dirigeants soviétiques proposent, selon un télégramme adressé à la reine-mère, « une aide multiforme pour rétablir l’ordre et la neutralité chez nous. » Ce que Sihanouk refuse se réservant « le droit d’agir ou de réagir selon ma conscience de Khmer, et ce qu’[il] estime être les intérêts à moyen et long terme de [sa] patrie et de [son] peuple. »

Sihanouk refuse également une nouvelle fois comme à Paris de recevoir une délégation venue du Cambodge et composée de Yem Sanbaur (un modéré, deuxième vice-président du Conseil) et de Norodom Kantol (président du Haut-Conseil du Trône proche de la reine-mère). Un communiqué final est produit au terme du séjour : il n’est même pas question du retrait des forces vietnamiennes du Cambodge. L’escale moscovite n’a donc servi à rien (Tong, 1972, pp. 173-174).


18 mars 70 : Au matin, le chargé d’affaires américain, Mike Rives, est convoqué au ministère de la Défense cambodgien. Il est reçu par un colonel qui lui lit un communiqué informant les États-Unis que le nouveau gouvernement du Cambodge persiste dans la voie de la neutralité. Rives demande à ce que le Département d’État « évite tout commentaire officiel et toutes conjectures sur les événements, jusqu’à ce que la situation se soit clarifiée. » Jusqu’après que ce message ait été transmis, la plupart des communications entre Phnom Penh et le monde extérieur sont coupées (Shawcross, 1979, p. 123).

Renversement de Sihanouk au Cambodge. Fermeture de l’aéroport de Phnom Penh pour éviter toute tentative de retour de ce dernier. Quittant Moscou, sur la route de l’aéroport pour la Chine, Sihanouk apprend sa destitution votée à l’unanimité par l’assemblée nationale élue le 11 septembre 1966. Mais cette éviction s’est faite sous la contrainte. Alors que des chars encerclent le bâtiment et que des soldats armés occupent l'hémicycle, les deux chambres du Parlement réunies à huis-clos, votent, sous la menace directe de l’armée, à l'unanimité et par appel nominal, la destitution de Norodom Sihanouk de ses fonctions de Chef de l'État.

Il n’y a donc pas à proprement parler de coup d’État. Selon Coppolani, ce renversement n’a officiellement pas été directement fomenté par les États-Unis au profit du général Lon Lol car les Américains sont surpris par la tournure que prennent les choses (voir 1er avril). Selon le même, l’implication directe de la C.I.A. n’a pas été démontrée en faveur de la destitution de Sihanouk (Coppolani, 2018, pp. 67-68). La thèse d’une non-intervention de la C.I.A. dans ce coup de force nous paraît problématique et difficile à trancher. La Haute Cour de justice prononce une condamnation à mort de Sihanouk pour haute trahison. Cheng Heng est nommé chef de l’État par intérim. Le gouvernement Lon Nol est remanié et demeurera en place jusqu’au 21 avril 1971 (Jennar, 1995, p. 163).

N’écoutant pas les Soviétiques dont il dénigrera ultérieurement le rôle (voir décembre), Sihanouk quitte Moscou et part ce jour-même pour Pékin.

Premier rapport de la C.I.A. sur la situation au Cambodge intitulé « Possibilités de coup d’État à Phnom Penh ». Il mentionne que le régime de Lon Lol est favorable aux Occidentaux. Il indique que les manifestations du 11 ont été organisées par Sirik Matak et Lon Lol qui ont décidé de s’en prendre à Sihanouk et ses partisans. L’armée a été mise en état d’alerte pour préparer un coup d’État contre Sihanouk si ses partisans refusaient de soutenir ou de faire pression sur le nouveau gouvernement (Shawcross, 1979, p. 120). Selon ce rapport, les manifestations du 11 mars auraient « fait l’objet de luttes, en coulisse, entre partisans et détracteurs de Sihanouk. » Sirik Matak et Lon Lol décident d’un commun accord de la destitution de Sihanouk. Selon le même rapport, « du 11 au 17 mars, Sirik Matak a dirigé le gouvernement. Le coup d’État représente un revirement du lent grignotage clandestin du pouvoir de Sihanouk depuis six mois […] Lon Lol semble avoir cru que Sihanouk, pendant son séjour à Paris, avait décidé de renverser le gouvernement. » Il estime donc que « le moment était favorable pour éliminer Sihanouk ». (cité in Shawcross, 1979, p. 123)

Le nouveau gouvernement a fait rapidement fermer le port de Sihanoukville aux fournitures en provenance de Chine et d’U.R.S.S. qui approvisionnaient les N-V et le VC (Kissinger 1, 1979, p. 481). Selon Ponchaud, du matériel et des soldats américains débarquent ce jour-même à l’aéroport de Phnom Penh (Ponchaud, 2005, p. 186).


19 mars 70 : Arrivée de Sihanouk à Pékin. Il est accueilli par Zhou Enlaï en chef d’État non destitué, accueilli par les ambassadeurs ou chargés d’affaires de 41 États dont la France et la Grande Bretagne. Après avoir brièvement pensé retourner en France, il est finalement logé dans les locaux de son ancienne ambassade d’où il fustige désormais « les instruments de l’impérialisme américain. »

Il semble que les Chinois aient, dans un premier temps, hésité à conserver cet hôte embarrassant. Ils ont demandé à l’ambassadeur de France, Étienne Manac’h, si la compagnie Air France pouvait ramener Sihanouk directement à Phnom Penh mais la démarche n’aboutit pas suite à un refus de l’intéressé (Shawcross, 1979, pp. 125-126). Au final, sur un conseil de son ami Zhou Enlaï qui lui déconseille de rentrer dans l »immédiat au pays, Sihanouk opte pour reprendre la lutte à partir du territoire chinois. Une décision du bureau politique du P.C.C. est votée le soir même en ce sens. Elle autorise Sihanouk à communiquer avec la presse et à mener une vie publique sur le territoire chinois (Kissinger 1, 1979, p. 479 ; Cambacérès, 2013, p. 162).

Zhou Enlaï lui demande s’il entend mener « la lutte jusqu’au bout ». A la réponse affirmative de l’intéressé, le premier ministre chinois lui confie : « Le président Mao Tsé Toung m’a donné pour instruction de vous assurer que nous vous appuierons totalement. » Sihanouk aura d’autant plus besoin de ce soutien que les ralliements sur sa personne sont quasi-inexistants car la plupart des ambassadeurs se sont ralliés au nouveau gouvernement. L’ambassadeur du Cambodge en Chine a la difficile tâche d’annoncer officiellement la destitution du chef de l’État. Il essuie une des célèbres colères de Sihanouk (Tong, 1972, p. 175).

Proclamation de l'état d'urgence au Cambodge.

Nixon préconise dans un rapport « un plan d’aide maximal aux éléments pro-américains au Cambodge », sans en prévenir son administration, à l’exception de la C.I.A. qui doit officiellement ouvrir un bureau à Phnom Penh le 1er avril. Ce plan est confié à Richard Helms (directeur de la C.I.A.) mais sa mise en œuvre traîne du fait des tergiversations au sein de l’agence, ce qui provoque à deux reprises la colère de Nixon (Kissinger 1, 1979, p. 482-483).

En prévision de l’attaque américano-sud-vietnamienne (opération Ultimate Victory du 30 avril), l’état-major des forces du F.N.L. et les membres du G.R.P. opèrent les premiers replis de leurs installations de la zone du Bec de Canard vers la région de Kratié au Cambodge. Selon le dirigeant du F.N.L. Truong Nhu Tang, « d’importants éléments des 5e, 7e et 9e divisions vinrent dans la région [du Bec de Canard] afin d’assurer notre sécurité si nous étions contraints à un déplacement, quel qu’il fût. » Les Américains procèdent dès lors à de vastes opérations secrètes de bombardement par B-52 sur le Cambodge. Pour autant, l’ensemble des dirigeants du F.N.L. et du G.R.P. parvient à Kratié presque miraculeusement indemnes (Truong Nhu Tang, 1985, pp. 189-190). Selon Truong Nhu Tang, c’est à partir de cette installation à Kratié que vont apparaître les premières dissensions politiques entre Nordistes et Sudistes (Truong Nhu Tang, 1985, pp. 200-213).

Le nouveau régime de Phnom Penh organise un grand rassemblement au stade olympique devant 10 000 personnes. Sihanouk y est conspué et humilié dans un pur spectacle de propagande (Cambacérès, 2013, p. 160). A Phnom Penh, la chute de Sihanouk est accueillie avec enthousiasme par ses habituels détracteurs,  les jeunes et les étudiants en particulier, ainsi que par beaucoup d'intellectuels.

Des dizaines de milliers de jeunes s'engagent dans l'armée dont les effectifs passent en 9 mois de 35.000 à 150.000 hommes. Mais leur inexpérience au combat face aux KR aguerris par des années de lutte fragilise d’entrée cette armée de pacotille.


20 mars 70 : Revirement de Sihanouk en Chine qui demande un référendum national dans son pays en qualifiant sa destitution d’illégale. Il attribue les troubles à une collusion entre la C.I.A. et « les traîtres » qui l’ont déposé. Contrairement à ses positions antérieures, il en vient même désormais à justifier la présence des N-V au Cambodge, déclarant qu’ils « résistaient à l’impérialisme américain ». Aux yeux des Américains, Sihanouk n’est désormais plus neutraliste mais procommuniste puisque soutenant l’avancée n-v qui occupe déjà un quart du pays (Kissinger 1, 1979, p. 484 et p. 501).

Préparation par Kissinger et Nixon d’une conférence de presse  qui sera prononcée le 21 sur la situation au Cambodge. Le retour de Sihanouk y est publiquement préconisé mais le personnage est qualifié d’« imprévisible » et d’« insaisissable ». Prononçant un nième vœu pieu, Nixon souhaite que les N-V respectent la neutralité du pays (Kissinger 1, 1979, pp. 481-482).

Les États-Unis reconnaissent le régime de Lon Nol-Sirik Matak. La France ne rompt pas les relations diplomatiques avec Phnom Penh, tout en soutenant officieusement Sihanouk.

Larges incursions au Cambodge de troupes sud-vietnamiennes encadrées par des forces américaines.


21 mars 70 : Arrivée secrète à Pékin du premier ministre nord-vietnamien Pham Van Dong, afin d’apporter le soutien de Hanoi à Sihanouk. Tous deux rencontrent Zhou Enlaï. Il est question d’une entente entre Sihanouk et les KR. Saloth Sar, alias Pol Pot, venu incognito à Pékin, rencontre Dong qui lui conseille également de s’entendre avec un Sihanouk même déchu. Ce dernier ignore la présence secrète de Sar à Pékin. Sihanouk et Sar ne se rencontreront donc pas. Pour autant, les Chinois continuent à avancer leurs pions. Pour eux, « l’Indochine devait devenir un vaste et unique champ de bataille. » (Cappolani, 2018, p. 69)

Un rapport de la C.I.A. met en évidence une sorte de statut quo entre les forces de Lon Lol et les troupes communistes vietnamiennes du fait de négociations qui ont lieu à Phnom Penh. Les Américains estiment que « si les négociations avec le gouvernement Lon Lol n’aboutissent pas, alors le Vietcong et l’armée nord-vietnamienne aideront les Khmers rouges à déclencher une guérilla contre le gouvernement cambodgien, semblable à celle du Laos. » (Shawcross, 1979, p. 126)

Sihanouk reconnaît finalement sa défaite devant les journalistes : « Il n’est absolument pas dans mes intentions de chercher à retrouver le pouvoir que j’ai en fait perdu, ni à conserver le titre, devenu dérisoire, de chef de l’État du Cambodge […] oui, désormais, j’appartiens au passé et je le sais. » Mais il changera d’avis dès le lendemain…


23 mars 70 : De Pékin, Sihanouk rencontre les chefs communistes vietnamiens et laotiens pour créer un « front uni » cambodgien antiaméricain. Il lance un appel diffusé par Radio Pékin et Radio Hanoi en faveur d’une lutte armée anti-américaine des communistes vietnamiens, laotiens et cambodgiens (Kissinger 1, 1979, p. 484).

Il annonce la création du Front uni national du Kampuchéa (F.U.N.K.) et d’un gouvernement en exil, le Gouvernement royal d'union nationale du Kampuchéa (G.R.U.N.K.). Sihanouk en sera le chef d'État, Penn Nouth le premier ministre et Khieu Samphan (KR) le vice-premier ministre, ministre de la Défense et commandant en chef des forces armées. Bien que d'inspiration royaliste, le G.R.U.N.K. participera donc à l'insurrection aux côtés des Khmers rouges (voir 21 mars) contre le gouvernement républicain de Lon Lol lors de la guerre civile cambodgienne, mettant ainsi un premier doigt dans l’engrenage de la future dictature des KR. L’appel est largement entendu, provoquant une vague de désertions dans l’armée républicaine, notamment à Kratié.

Sans que Sihanouk le sache, Saloth Sar est alors présent à Pékin. Sans révéler sa présence, Zhou Enlaï le met au courant de la teneur de l’appel. Le dirigeant chinois confie à son interlocuteur : « Les communistes cambodgiens devraient penser à la situation générale du pays et ne pas s’appesantir sur les querelles passées. Le prince Sihanouk est un patriote et il jouit d’une bonne réputation internationale. Vous devriez coopérer pour former un gouvernement uni contre l’ennemi commun. »

Sar ne cherchera pas pour autant à rencontrer Sihanouk. Il se contente de rédiger un message de soutien au F.U.N.K. qui sera publié le 26, prétendument d’une base de résistance située au Cambodge. Il ne le signe pas personnellement mais l’attribue à Kieu Samphan, Hou Yuon et Hu Nim dont on croyait qu’ils avaient été assassinés sur ordre de Sihanouk tous les trois en 1967 (voir 24 mars) (Cambacérès, 2013, p. 164).

Dans une déclaration qui sera retransmise par Radio-Pékin et Radio-Hanoi diffusée au Cambodge, Sihanouk accuse le régime de Lon Lol-Sirik Matak de haute-trahison et en décrète la dissolution. Parallèlement à la formation du G.R.U.N.K., il en appelle à la convocation d’une assemblée consultative comprenant « toutes les tendances patriotiques progressistes et anti-impérialistes ». Il proclame publiquement la création d’une armée de libération nationale, le Front uni national du Kampuchéa (F.U.N.K.) pour libérer le pays et organiser sa reconstruction après la victoire obtenue (Burchett, 1970, pp. 70-71).


24 mars 70 : À Pékin, réapparition des trois députés khmers rouges entrés en clandestinité en  le 7 octobre 1967 (Hou Youn, Hu Nim et Khieu Samphan), qui annoncent leur adhésion au F.U.N.K. et leur soutien inconditionnel à Sihanouk. On les croyait alors d’anciennes victimes de la police de Sihanouk d’où leur surnom de « trois fantômes ».

Pogroms antivietnamiens incités par le régime de Lon Lol. Plusieurs dizaines de milliers de Vietnamiens se réfugient alors au S-V (Deron, 2009, p. 161).


24 – 25 mars 70 : Les Chinois réunissent près de Canton un sommet indochinois composé de représentants du Vietnam, du Laos et du Cambodge. Officiellement, il s’est tenu dans la jungle, « à la frontière entre la Chine et le Vietnam ». En fait, il a lieu dans un luxueux site de villégiature chinois célèbre pour ses eaux chaudes. La Chine entend ainsi prouver la solidarité nouvelle des peuples indochinois (Cambacérès, 2013, p. 169).


25 mars 70 : Zhou Enlaï encourage Sihanouk et Pham Van Dong à créer un « Front uni  des trois peuples indochinois » qui se concrétisera du 23 au 25 avril (Ponchaud, 2005, p. 182).


26 mars 70 : Hou Youn, Hu Nim et Khieu Samphan signent une déclaration de « soutien sans réserve » à Sihanouk (Ponchaud, 2005, p. 182).

Un climat de guerre civile s’installe au Cambodge. A Kompong Cham, plus de 10.000 personnes manifestent en faveur de Sihanouk. Deux députés, dont un frère de Lon Nol, sont tués et dépecés sur place, leur foie étant rôti et mangé par leurs agresseurs selon une vieille coutume guerrière cambodgienne.


26 – 28 mars 70 : L’appel de Sihanouk du 23 (largement entendu) et sa destitution ont provoqué le déclenchement de puissantes manifestations de soutien à son égard au Cambodge. Elles sont violemment réprimées par le gouvernement de Lon Lol sur la route entre Phnom Penh et Kompong Cham (troisième ville du pays et fief de Sihanouk), dans cette cité et dans les faubourgs de la capitale. Les opposants s’emparent, dès l’appel de Sihanouk du 23, d’armes et rejoignent la clandestinité. On entre alors dans un véritable processus de guerre civile (Burchett, 1970, pp. 73-74).


27 mars 70 : Les forces de l'A.R.V.N. attaquent avec le soutien logistique des Américains (hélicoptères) des bastions communistes le long de la frontière, côté cambodgien. Les forces communistes se dispersent alors à l’ouest du Cambodge tout en armant les KR (Francini 2, 1988, p. 366).

Le personnel des ambassades du Nord-Vietnam et du G.R.P. qui avaient été l’objet des violentes manifestations du 11 au 16 mars quitte Phnom Penh.

La situation au Laos est tout aussi critique. Les N-V ont atteint Long Thieng, dernier point fort avant Vientiane. Le gouvernement laotien lance une contre-offensive avec l’aide des Thaï et parvient à repousser l’agresseur grâce à la libération d’un aéroport à Sam Thong qui permettra aux Américains de débarquer du matériel militaire dès le 31 (Kissinger 1, 1979, pp. 473-474).


27 - 28 mars 70 : A Phnom Penh, Siem Reap, Kompong Cham et Takeo, manifestations hostiles au nouveau régime républicain de Lon Lol. La répression de ces manifestations au nouveau régime fait plusieurs centaines de morts.


29 mars 70 : Au Cambodge, la situation est toujours très tendue avec un climat de guerre civile suite à la destitution de Sihanouk. 40 000 paysans khmers, chams et montagnards déferlent sur Kompong Cham et saccagent des maisons qui n’arborent pas son effigie. Ils brûlent le palais de justice, encerclent la préfecture, réquisitionnent les moyens de transport pour aller à Phnom Penh. L’armée gouvernementale ne réagit pas faute d’ordres. Les insurgés se dirigent ensuite sur la capitale où ils sont enfin bloqués par l’artillerie des forces gouvernementales (Ponchaud, 2005, p. 182).

Les forces vietcong et nord-vietnamiennes attaquent l'armée gouvernementale cambodgienne. Très vite, la présence militaire des communistes vietnamiens va s'étendre à de nombreuses provinces. La province de Svay Rieng est sous le contrôle des Vietnamiens et sous celui du F.U.N.K. L’armée cambodgienne doit défendre les restes du territoire menacé d’invasion. Elle continue à recruter à tour de bras des recrues motivées mais peu expérimentées au combat (Tong, 1972, pp. 200-201).


30 mars 70 : Jack Fosie, correspondant du Los Angeles Times, rend compte des combats de rue de Kompong Cham (voir 26 – 28 mars ; 29 mars) qui entretiennent à la guerre civile au Cambodge : « C’est là le pays de Sihanouk, où le peuple est d’une loyauté à toute épreuve envers ce prince à qui on vient d’enlever ses fonctions de chef d’État. La foule bat à mort deux députés (voir 26 mars) qui étaient revenus ici pour expliquer à leurs électeurs pourquoi ils avaient voté le renversement de Sihanouk. » Pour riposter à la violence, selon Burchett, « des troupes envahissent la ville et tirent dans la foule le vendredi matin, faisant 26 morts, selon l’estimation du gouverneur de la province, et 62 blessés […] La province […] semblait en effervescence. » Le mouvement s’étend également dans les campagnes et, toujours selon Burchett, « dans tout le pays »,  notamment « entre la capitale et la frontière vietnamienne. »  (Burchett, 1970, pp. 74-75).

Face à la répression, Sihanouk conseille aux insurgés de mettre fin à ces manifestations pour passer à une résistance armée où les rejoignent une partie des soldats de Lon Lol avec armes et bagages, ainsi que des étudiants des universités de Battambang et Siem Rap. Ces troupes mal aguerries seront ultérieurement massacrées dans les combats auxquels elles vont participer. Un climat de guerre civile s’est désormais définitivement installé au Cambodge.


31 mars 70 : Les N-V lancent des dizaines d’offensives au S-V, occasionnant 138 morts côté américain (Kissinger 1, 1979, p. 485).

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