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par Jean-François Jagielski

Mai 1953

Mai 53 : Un sondage montre le basculement qui est en train de s’opérer dans l’électorat du M.R.P. qui jusque-là soutenait bon an mal an le conflit indochinois : si 20 % des sondés demeurent favorables à sa prolongation, 41 % se déclare désormais en faveur d’une fin immédiate. Des chiffres qui demeurent à peu près identiques aux autres formations politiques « modérées » (Dalloz, 1996, p. 112). Lors du congrès du même parti, des critiques fusent à l’égard de l’habituel soutien aux ministres.

Les Français évacuent de manière ordonnée le camp retranché de Na San avec le soutien des forces aériennes. Les populations thaïes fidèles aux Français sont évacuées sous protection, sans réaction particulière du VM. Mais celui-ci a su tirer des leçons de son revers devant Na San comme le prouve un rapport intercepté, probablement destiné à Giap : les attaques par submersion ont obligé les Français à de coûteuses contre-attaques ; il est nécessaire d’être en possession d’une défense anti-aérienne ; il faut camoufler, lorsque c’est possible, l’artillerie dans des grottes pour la protéger de l’aviation et des tirs de contre-batterie ; il est nécessaire de réaliser de nombreuses sapes et tranchées pour s’approcher de l’ennemi (Féral, 1994, p. 67). La future tactique du VM à Dien Bien Phu est déjà présente dans ce document. Elle est transmise à l’état-major qui la néglige et n’en tire aucun enseignement…


1er mai 53 : Conférence de presse de Letourneau (États associés et haut-commissaire) sur la situation militaire en Indochine. La version officielle n’a strictement rien à voir avec la réalité du terrain, notamment au sujet des infiltrations (voir les cartes qui les mentionnent au Tonkin à cette époque in Fall, 1960, p. 217).


2 mai 53 : Salan reçoit le général Léchères (envoyé par Mayer, voir 28 avril) qui prend connaissance de sa réponse du 29 avril et de la lettre du maréchal Juin du 31. Il le met au courant des déboires de Giap qui « s’est usé au long des pistes et ne se sent pas en état d’attaquer. » Lui donnant raison contre Paris, Léchères approuve sa stratégie et le fait de vouloir garder Na San et Laichau pour l’instant.

Convocation du général Dechaux sur la question du plan de transport de l’aviation qui va être améliorée « sur place », en accroissant le nombre d’heures de nuit des mécaniciens. 6 avions-cargos doivent arriver le 4, ce qui est peu au vu des demandes du commandant en chef.

Salan et Léchères abordent ensuite la question du commandement. Le commandant en chef et De Linarès, découragés, ont demandé à rentrer en métropole, leur période de présence en Indochine étant même dépassée de 6 mois. Léchères leur demande de rester pour l’instant. Salan lui confie qu’il ne sera jamais celui qui abandonnera l’Indochine même confronté à un gouvernement qui s’en préoccupe aussi peu. En quittant Salan, Léchères lui fait savoir sur le ton de la confidence que Mayer a décidé de remplacer celui qu’il qualifie de                  « passionné de l’Indochine » (Salan) par quelqu’un qui, au contraire, ignore tout de la péninsule indochinoise, le général Navarre.

Selon Salan, Juin a accepté cette nomination mais estime que ce n’est « pas un beau cadeau » pour le futur promu (Salan 2, 1971, pp. 400-402). Selon Navarre qui rapporte les propos de Juin, nombre de potentiels candidats à la succession de l’actuel commandant en chef (des « coloniaux ») ont tous été écartés dont certains pour « des objections politiques » : De Linarès qu’on estime « encore plus fatigué que Salan » ; Valluy (« trop anti » Vietminh), Morlière (« trop pro-Vietminh »), Magnan (qui a refusé la charge). Navarre n’a été retenu que par défaut : son nom figurait au bas de une liste en possession de Mayer par ordre d’ancienneté des « possibles ». Selon l’intéressé, « il avait alors décidé de me nommer et ne voulait pas en démordre. » (Navarre, 1979, p. 229)


5 mai 53 : Eisenhower souligne dans un message au Congrès qu’il est nécessaire d’intensifier encore l’aide américaine à la France en Indochine « dans les intérêts nationaux des États-Unis » (Nguyen Phu Duc, 1996, p. 43). Mais il se heurte à une double opposition, celle Congrès et celle de l’opinion publique américaine.


8 mai 53 : Navarre remplace Salan au poste de commandant en chef. La plupart de ses contemporains voient en lui un homme à la fois froid, hautain et intelligent. Gras ne voit pas en lui un « baroudeur ou entraîneur d’hommes » mais « un technicien froid d’état-major » qui ne connaît rien de l’Indochine et qui a sans doute été choisi pour cette raison (voir 19 mai). Navarre en est conscient et le fait savoir tant à Juin qu’à Mayer. Le premier lui a remis le rapport de la récente mission qu’il a dirigé du 13 février au 7 mars en tant que représentant du gouvernement, rapport que Navarre jugera comme produisant des conclusions « assez optimistes » et prévoyant « que la situation pourrait être rétablie dans un délai de deux ans. » Il confie dans ses écrits postérieurs : « Rien, dans ma carrière, ne me désignait pour commander en Indochine. Je n’y avais jamais servi et ne connaissais des problèmes que ce qu’en savait tout Français à peu près informé. Je me jugeais donc fort peu qualifié. C’est ce que je dis au maréchal Juin [qui s’est désisté à ce poste pas moins de 3 fois…]. Celui-ci me conseilla de faire à M. René Mayeur toutes réserves possibles mais me déclara que je n’avais pas le droit de refuser une charge qu’il fallait bien que quelqu’un assumât. » (Navarre, 1979, p. 230)

Dans un entretien particulier avec Navarre, Mayer confie à son interlocuteur : « Votre connaissance des problèmes politiques occidentaux et votre méconnaissance des choses coloniales vous feront voir la situation avec des yeux neufs. » (cité in Cadeau, 2019, p. 452) Il lui demande simplement de trouver « une sortie honorable » (Navarre, 1979, p. 231), mais sans vraiment lui-même savoir laquelle… Et ce d’autant plus que le président du Conseil précise d’entrée « qu’il n’envisageait, en aucun cas, l’envoi du contingent en Extrême-Orient. » (Gras, 1979, p. 511 ; Navarre, 1956, pp. 2-3) Restriction qui, selon une méthode rôdée, n’exclut pas une éventuelle promesse d’envoi de renforts  (Navarre, 1979, p. 231, note 2) Navarre part donc en Indochine mais sans la moindre directive gouvernementale un peu claire sur ce que le gouvernement attend de lui.

Selon Pouget, dès sa sortie de l’hôtel Matignon, Navarre rencontre Juin (conseiller militaire du gouvernement ayant accompli une mission en Indochine du 13 février au 7 mars) et lui narre son entrevue avec le président du Conseil et ses réticences à occuper le poste pour lequel il est pressenti. Juin ne lui cache pas qu’il s’agit « d’un coup dur… pour [lui]. Mais il faut bien que quelqu’un se dévoue. » Le maréchal estime que « la situation n’est pas sans espoir » mais qu’elle est avant tout « politique » : « Il nous faudrait une ligne de conduite ferme et constante. » Selon le même, il faudrait « deux ans d’efforts continus » pour développer l’armée des États associés et amener le VM à comprendre qu’il n’a pas de chance d’aboutir à une solution militaire. Il reprend alors les conclusions de son rapport : la situation dans le Haut-Laos est préoccupante car elle menace la Thaïlande. La pacification dans le Delta est loin d’être acquise du fait d’un « pourrissement » permanent : dans certaines zones, seules 12 % des localités sont contrôlées. Il estime que « la campagne 53-54 sera difficile à passer sans histoire » et qu’il faut « éviter par tous les moyens la bataille générale dans le delta tonkinois » car le VM y est à son avantage. Juin conclut l’entretien : « Depuis la mort de De Lattre, on subit. Vous aurez à reprendre l’offensive. C’est encore le meilleur moyen de se défendre. » (Pouget, 2024, pp. 25-27) Pour Navarre, suite à cette entrevue, beaucoup de problèmes à résoudre et peu de solutions en perspective…

Du point de vue politique, en Indochine, la situation n’est guère plus encourageante : du fait du récent changement au niveau de la représentation des États associés (voir 27 avril), il n’y a pas eu nomination d’un nouveau commissaire général. Selon Mayer qui évoque cette question avec Navarre, celui-ci ne sera pas nommé avant son retour en France pour présenter son plan pour l’Indochine. Mayer, selon ses dires, tout comme Navarre ne sont pas favorables à cette question récurrente de la partition du pouvoir entre le civil et le militaire. Une question qui n’a jamais clairement été tranchée depuis le départ de De Lattre. Mayer semble laisser à penser à son interlocuteur que cela pourrait changer (Navarre, 1979, p. 232). En fait, il n’en sera rien dans l’immédiat (voir 22 mai).

A cette époque et avec ce gouvernement, les affaires d’Indochine relèvent de pas moins de 9 ministres. Marc Jacquet (États associés) est censé être, selon Navarre, le « chef d’orchestre ». Toujours selon le même, il n’est en réalité qu’une « boîte aux lettres » (Navarre, 1979, pp. 278-279).

Avant son départ, Navarre consulte Valluy qui pensait pouvoir être appelé au poste de commandant en chef et avait réfléchi à qui aurait pu l’accompagner. Navarre fait siens ces choix : au poste d’adjoint interarmées, le général Bodet ; au poste de chef d’état-major, le général Gambiez. La désignation de Cogny (ancien chef du cabinet militaire de De Lattre et actuel commandant la zone nord du delta du Tonkin sous Salan) lui est « vivement conseillée » par « les sphères gouvernementales ». Navarre ne le connaît pas personnellement et sera mis en garde dès son arrivée, tant par Salan que De Linarès  (voir 20 mai) (Navarre, 1979, pp. 232-233). Selon Pouget (aide de camp de Navarre), qui ne l’aime pas, l’ancien chef du cabinet civil et militaire de De Lattre est un intrigant issu des milieux politiques (cabinet Teitgen) et un coureur de jupons, que De Lattre maintenait à distance et qui « était compétent dans tous les domaines sauf dans celui des opérations » (Pouget, 2024, pp. 53-54)


9 mai 53 : Le VM renonce à ses attaques au Laos, faute de ravitaillement. En partant de leurs camps retranchés pour reconquérir du terrain, les troupes franco-vietnamiennes passent à la contre-offensive à partir de Luang Prabang et de la plaine des Jarres grâce à des ravitaillements aériens qui atteignent cependant assez rapidement leurs limites. René Mayer (président du Conseil) peu au courant des faits en Indochine ne se contente pas de ce genre d’action de faible envergure. Il critique la méthode Salan des « hérissons » qui pourtant a été efficace jusqu’alors vu la position de faiblesse numérique des troupes franco-vietnamiennes et la lente dégradation de la situation militaire (Gras, 1979, pp. 498-499).

Un protocole d’accords est signé à Paris entre la France et le premier ministre du Cambodge Penn Nouth demeuré en France pour poursuivre les négociations après le départ de Sihanouk. Les Cambodgiens obtiennent quelques avancées, à l’exception cependant des questions militaires. En fait, rien de concret ne ressort vraiment de ces atermoiements et Penn Nouth repartira le 12.

La délégation khmère, demeurée à Paris depuis le départ de Sihanouk parti pour une tournée internationale, signe diverses propositions qui doivent être soumises aux deux gouvernements. Elles portent sur des modifications de statut du Cambodge. Dans le domaine militaire, les deux délégations acceptent la création de « secteurs autonomes » permettant au roi de devenir « le commandant de tous les secteurs khmers ». Il disposerait « d’un état-major mixte, dirigé, si besoin est, par un chef d’état-major français ». A l’issu de cet accord, le commandant en chef français deviendrait conseiller militaire du roi. S’ensuivent également des accords judiciaires, économiques et financiers (notamment sur la parité entre les monnaies) (Tong, 1972, pp. 51-52).


10 mai 53 : Dévaluation de la piastre décidée unilatéralement par Mayer (président du Conseil) sans même avoir consulté les États associés qui sont mis devant un fait accompli. Ils n’ont même pas été informés de la dévaluation de leur propre monnaie… Une fois de plus, la France agit unilatéralement comme au bon vieux temps des colonies et des protectorats. La mesure est demeurée secrète afin d’éviter une flambée spéculative. Depuis janvier, le gouvernement français est en effet attaqué par la presse sur les trafics financiers scandaleux autour du taux d’échange de cette monnaie qui fait la fortune de certains. Des articles ont été publiés dans Le Monde par Jacques Despuech, un ancien fonctionnaire de l’Office des Changes de Saigon, bien au courant de ces pratiques spéculatives. Lors de la publication de son livre intitulé Le trafic des piastres, de nombreuses personnalités sont éclaboussées : Bao Daï et sa famille, Émile Bollaert et la sienne, l’ancien ministre R.P.F. des Armées André Diethelm, entre autres. Ces relents sulfureux font que la piastre passe brusquement de 17 à 10 francs, ce qui correspond à peu près à sa réelle valeur (Gras, 1979, p. 502 ; Ruscio, 1992, pp. 128-129).

Mendès France, député de l’Eure, accorde une interview au magazine L’Express dans laquelle il ne dissimule guère ses intentions : « […] Les faits nous ont conduits à admettre depuis longtemps qu’une victoire militaire n’était pas possible. La seule issue réside dans la négociation. Notre situation pour négocier était meilleure l’année dernière que maintenant ; elle est probablement moins mauvaise maintenant qu’elle ne le sera l’année prochaine. » (cité in Rocolle, 1968, p. 24) Il ne croit pas si bien dire…


11 mai 53 : Le capitaine Jean Pouget, futur aide de camp de Navarre, est appelé pour rejoindre l’Indochine et occuper ce poste. Il rejoindra le commandement de la 3e compagnie du 1er B.P.C. en janvier 1954 et sera parachuté à Dien Bien Phu dans la nuit du 2 au 3 mai (Pouget, 2024, p. 11).


15 mai 53 : Navarre est reçu par Auriol. L’entretien entre les deux hommes ne correspond absolument pas à ce qu’en dit Pouget (2024, p. 28). Nous ne le suivons donc pas.

Auriol revient sur l’engagement des troupes vietnamiennes dans la lutte qu’il trouve toujours insuffisante. Il l’a dit à Bao Daï. Celui-ci lui a répondu qu’on ne croyait pas dans son pays à l’indépendance telle qu’elle a été accordée par la France en 1949. Auriol évoque le cas du général Hinh envoyé au préalable auprès de lui par l’ex-empereur. Il lui a fait bonne impression et le président de la République estime que Navarre doit et peut lui faire confiance. Auriol annonce une réunion du Haut Conseil de la Défense pour juillet, réunion au cours de laquelle on aura besoin du ressenti du nouveau commandant en chef. Ce dernier répond que c’est justement à ce moment qu’il devra présenter un bilan de ce qu’il aura vu sur place. Auriol ajoute : « Vous avez actuellement une situation difficile et facile à la fois. Difficile en ce sens que ce n’est pas très brillant, facile par le fait que vous pouvez dire : « On m’a donné une situation presque désespérée, voilà ce que j’en ai fait ». Partez d’un trait : il faut tenir compte des instructions que le gouvernement vous donnera, mais guidez-le aussi : étant donné les fluctuations politiques, il n’est pas inutile que vous disiez ce que vous voulez faire. » Navarre lui répond : « Je suis heureux que vous m’ayez parlé ainsi, car il se trouve que les idées que vous avez exprimées coïncident tout à fait avec les conclusions provisoires auxquelles je suis arrivé. Je crois qu’il n’y a qu’une solution, c’est de jouer avec ces gens-là un franc jeu absolu dans le domaine de leur indépendance et de leur autonomie. Je crois qu’en arrivant là-bas, il faut que je me considère plutôt comme un chef interallié que comme un chef français. Je suis tout à fait décidé à jouer ce jeu-là. Ce qui me fait peur, c’est l’espèce de vide politique que je ressentirai une fois M. Letourneau parti. Je serai un peu isolé. » Et Auriol de lui répondre : « Pour le moment, occupez-vous de l’affaire dans un sens politique et militaire, en tant que chef de l’armée de l’Union française, ou chef de l’armée interalliée. » (Auriol 7, 2003, pp. 131-133) Ce qu’oublie un peu rapidement le président de la République, c’est que Navarre n’aura aucune compétence politique et qu’il doit établir un plan militaire en composant avec les incessantes tergiversations politiques des gouvernements sur la question de l’Indochine.


14 mai 53 : Naissance du prince Norodom Sihamoni, le jour du retour d’une tournée internationale de Sihanouk au Cambodge. Le roi décide de forcer la main de la France par un coup de bluff. N’ayant reçu aucune avancée sur la question de l’indépendance, il menace de se joindre au VM et annonce qu’il se voit « navré d’avoir à rompre personnellement et provisoirement ses relations avec la France. » (Tong, 1972, pp. 52-53)


17 mai 53 : Navarre s’envole à 22 h 30 pour l’Indochine dans le vol Air France Paris-Tokyo. Il est accompagné de son seul aide de camp, la capitaine Pouget. Il lui confie qu’il a « quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de [se] casser les reins. » Les généraux Gambiez et Bodet les qui lui ont été conseillés par Valluy rejoindront peu après (Navarre, 1979, p. 234 ; Pouget, 2024, pp. 21-22 et p. 39).


Nuit du 17 - 18 mai 53 : Perte du poste de Muong Khoua (Laos, 140 km au nord de Louang Prabang, 50 km au sud-ouest de Dien Bien Phu) assiégé depuis le 13 avril et tenu par 300 Franco-Laotiens. L’affaire ayant été médiatisée dans la presse occidentale comme symbole du containtment (notamment aux U.S.A). Giap fait donner le régiment 148 avec pas moins de       3 000 hommes pour venir à bout de la résistance de ce poste. Les frappes aériennes de soutien n’ont pas abouti (Salan 2, 1971, pp. 403-405 ; Fall, 2020, pp. 137-151 ; Giap 2, 2004, p. 301). Ce poste complètement détruit ne sera réoccupé par les Français qu’à la fin avril 1954 (Le Monde du 30 avril 1954).


18 mai 53 : Fin de l’offensive avortée du VM vers le Laos. Selon Salan, « des documents que nous découvrons il ressort que les forces adverses, épuisées par un mois et demi de marches en montagne, dans une nature hostile et semi-désertique qui les ont amenées à plus de deux cents kilomètres de leurs bases, se sont désorganisées. Elles ont dû abandonner leurs éléments lourds et, de ce fait, ont manqué de leur appui pour prononcer l’attaque de nos organisations. » Salan demeure convaincu que les bases aéroterrestres, dont celle de Louang Prabang, ont participé à ce succès, même si elles ne sont plus en odeur de sainteté auprès du gouvernement Mayer (Salan 2, 1971, p. 404). Autre son de cloche dans les mémoires de Giap qui ne s’avoue pas vaincu et estime qu’« au total, durant la campagne du Haut-Laos, nos forces armées avaient éliminé ou fait prisonniers près de deux mille huit cents soldats et officiers, soit le cinquième de la totalité des forces du Laos, libéré plus de quatre mille kilomètres carrés […] soit le cinquième de la superficie totale du Laos, avec des centaines de milliers d’habitants. » (Giap 2, 2004, p. 301)


19 mai 53 : Le général Navarre arrive à Saigon et remplace le général Salan au poste de commandant en chef. Il est accueilli par Letourneau (ministre des États associés et commissaire général, sur le départ et, pour l’instant, sans remplaçant au poste de commissaire général). Dans l’après-midi, ce dernier l’emmène rencontrer le chef du gouvernement Tam. Le soir une réception est organisée avec les généraux présents à Saigon, à l’exception de Salan qui est demeuré à Hanoi et n’a donc pu accueillir son successeur (Navarre, 1979, p. 234)

Pour remplacer Salan, Mayer a choisi un commandant en chef qui n’est pas, selon ses propres termes, un « passionné de l’Indochine » dont il faut à tout prix, toujours selon les dires du président du Conseil, se « dépêtrer ». Navarre ne l’est absolument pas mais, chose plus grave, il est aussi bien moins compétent que Salan dans sa connaissance du problème indochinois qu’il ignore en fait totalement (voir 8 mai) (Gras, 1979, p. 503).

Le maréchal Juin a pourtant validé sa candidature, bien que le qualifiant d’« Européen » (voir 2 mai) (Salan 2, 1971, p. 402). Navarre n’a pris en fait ce poste qu’à contrecœur. Mayer l’a désigné pour liquider le conflit et lui a confié en aparté : « Cette guerre traîne. On reste là-bas trop attaché à des questions territoriales et coloniales. Il faut en finir en trouvant une solution à ce problème qui pompe nos finances, oppose les partis politiques, et crée un mauvais climat à l’Assemblée. Il va falloir couper, à vous de voir et de m’en rendre compte. » (cité in Salan 2, 1971, pp. 407-408)

Le nouveau commandant en chef part de suite en en inspection. Il rencontre des militaires ainsi que des personnalités politiques françaises et indochinoises. Il fera rapidement un bilan sombre et lucide de la situation. Il doit faire face au départ précipité de l’équipe Salan (usée car déjà présente sous De Lattre) sans la moindre préparation ou souci de transition. Il constate immédiatement qu’il a à faire avec des troupes d’inégale qualité, manquant de cohésion du fait de fréquentes relèves, plus habituées à durer sur place qu’à développer une volonté d’en sortir car presqu’entièrement vouées à la défense. Ajouté à cela, l’obligation de remplacer De Linarès, commandant du Tonkin, par Cogny. Les bonnes relations et l’entente entre Navarre et Cogny (de l’école De Lattre et Salan) ne sont donc pas gagnées d’avance (voir 28 mai).


20 mai 53 : Navarre s’envole de Saigon pour Hanoi où il arrive vers midi. Il est accueilli par les généraux Salan et De Linarès. Il observe d’entrée : « Je fus frappé par la froideur de Salan. » Les 2 hommes se connaissent peu. De Linarès, camarade de promotion à Saint Cyr, est plus cordial mais guère plus rassurant : « Qu’est-ce que tu viens faire dans ce merdier ? » Une conversation entre les 2 hommes lui apprend que la froideur de Salan a pour origine son espoir de revenir ultérieurement en Indochine, muni si possible des pouvoirs civil et militaire. Selon les mémoires de Navarre, De Linarès lui brosse ensuite un portrait « peu flatteur » de Cogny : ce n’est pas un combattant, il a fait « sa cote dans les milieux politiques », « il passe son temps à soigner sa publicité auprès des journalistes » et de conclure : « Prends-le si tu veux mais tu auras de la chance s’il ne te fait pas d’entourloupettes. » Les choses ayant dû être dites dans un langage sans doute beaucoup plus cru… Ce dont témoigne Pouget en racontant que De Linarès évoque, lui, devant le nouveau commandant en chef, « un salaud ». Salan, d’un naturel peu loquace, dit alors clairement à Navarre : « A votre place, je ne le prendrais pas. » (Navarre, 1979, pp. 234-235 ; Pouget, 2024, pp. 38)

Il évoque ensuite les généraux Bodet (« un aviateur sérieux [qui] connaît bien le pays ») et Gambiez (pressenti comme futur chef d’état-major) : « […] c’est autre chose. Il ne remplacera pas Allard [chef d’état-major de Salan]. » Et de rappeler au nouveau commandant en chef une anecdote sur Gambiez, ex-chef d’état-major de De Lattre, qui s’en était débarrassé en l’envoyant dans la zone des Évêchés pour « confess[er] les évêques »…

Quelque peu rassuré par Letourneau quant à la personnalité de Cogny, Navarre demande à son aide de camp de l’introduire dans son bureau dès son arrivée. L’entretien semble s’être bien placé puisqu’à leur sortie, les 2 hommes souriaient (Pouget, 2024, pp. 39-41)


21 mai 53 : Démission du cabinet Mayer. Avant son départ, ce dernier a refusé de porter l’agression au Laos devant l’O.N.U. comme le voulaient les Américains qui entendaient ainsi lier la guerre de Corée à celle d’Indochine devant l’opinion internationale. Bidault (Affaires étrangères), de son côté, est allé dans le même sens. Il a toujours refusé l’internationalisation du conflit indochinois qu’il considère toujours comme une affaire purement franco-française (Gras, 1979, p. 502).


22 mai 53 : Malgré la démission du gouvernement Mayer ce jour, l’ambassadeur Dejean est nommé en remplacement de Jean Letourneau dans les fonctions de commissaire général. Mayer avait pourtant promis à Navarre qu’il ne nommerait pas de commissaire général en Indochine avant que Navarre n’ait présenté son plan militaire. Les relations entre le nouveau promu et le nouveau commandant en chef seront bonnes (voir cependant début juin) avant et même pendant les événements de Dien Bien Phu.

Salan fait ses adieux à Bao Daï qui n’a même été mis au courant d’un changement de commandant en chef. Selon Salan, il « exprime son étonnement devant ce manque de courtoisie » française au moment où l’ex-empereur met « à la disposition de la France un maximum d’unités. » (Salan 2, 1971, p. 408) Salan aura, avant son départ, 3 entretiens avec Navarre. Sans, selon ce dernier, « aucun exposé d’ensemble », à l’exception de la réunion du 27 (Navarre, 1979, pp. 236-237).

Navarre fait une reconnaissance aérienne de la Haute Région. Son avion est atteint par des tirs de D.C.A. qui touchent l’aile gauche du Dakota et la carlingue à l’arrière de l’appareil. Le pilote décide d’aller se poser à Na San où le commandant en chef est accueilli à l’improviste par le colonel Berteil, commandant le camp retranché et futur sous-chef des opérations de ce dernier. Le colonel fait l’historique de la dernière campagne en lui faisant visiter la base aéroterrestre. Navarre apprécie l’exposé de son subordonné, désormais mieux à même de comprendre la difficulté de tenir le pays thaï (Pouget, 2024, pp. 43-44). De retour à Hanoi, il rend visite à Tri, gouverneur vietnamien du Tonkin, qui est pessimiste quant à l’avenir. Utilisant un Morane, il se rend à Haï-Duong où il visite le P.C. de Cogny pour un briefing dans la salle des cartes. Il lui annonce sa promotion au grade de général de division et de commandant des F.T.V.N. (Navarre, 1979, p. 237 ; Pouget, 2024, pp. 53-54).


23 mai 53 : Navarre regagne Saigon. Il rencontre le général Bondis (commandant des F.T.S.V.) Il a différents entretiens avec De Linarès (sur le départ), avec Letourneau (heureux de repartir en France suite au changement de gouvernement), avec le général Hinh (chef d’état-major de l’armée vietnamienne) et avec l’ambassadeur américain Heath (Navarre, 1979, p. 238 ; Pouget, 2024, p. 53).


24 mai 53 : Navarre entame une tournée d’inspection en Haute Région et dans le Nord-Laos (Laïchau, Nasan, Sam Neua) où se sont déroulés les derniers combats dont celui, retentissant, de la résistance du poste de Muong-Khoua (voir 13 avril) (Pouget, 2024, p. 41).


25 mai 53 : Un rapport de Salan adressé à Navarre indique au nouveau commandant en chef qu’il faut se préparer à une attaque du VM à l’automne, avec pour objectif la conquête du Laos et possiblement une action secondaire sur le Delta, voire un effort portant uniquement sur cette zone. Le document fait suite à 4 autres rapports allant dans le même sens (de décembre 1952 à janvier 1953). Dans celui-ci, Salan précise : « Il serait nécessaire de compléter le dispositif actuel en installant un nouveau centre de résistance à Dien Bien Phu. J’avais prescrit la reprise de cette localité dans les premiers jours de janvier 1953, tant il m’apparaissait alors que son occupation était indispensable à la sécurité de Luang Prabang. Les événements d'avril-mai dernier montrent l’urgence de cette opération dont seule la déficience des moyens de transport aériens a empêché la réalisation avant la dernière offensive vietminh. » (cité in Navarre, 1956, p. 193 et Navarre, 1979, p. 319)

Installation de Cogny à Hanoi (Pouget, 2024, p. 41).

Les force du VM comptent désormais 300 000 hommes soutenus par une main d’œuvre de 80 000 coolies (Férier, 1993, p. 33).


26 mai 53 : Salan fait ses adieux à son état-major en présence du général vietnamien Nguyen Van Hinh.


27 mai 53 : Réunion dans le bureau du commissaire général Dejean qui n’est représenté que par son chef de cabinet, Aubry. A la veille de son départ, Salan insiste sur la fatigue des hommes. Paris n’accorde que des relèves irrégulières et la maintenance du matériel demeure « un point noir ». La question des prisonniers franco-vietnamiens devient préoccupante car le VM refuse nettement la visite de ses camps par la Croix-Rouge. Or 10 civils ont été libérés récemment, capturés à Vinh Yen le 19 décembre 1946. Ils témoignent des difficultés de la vie dans les camps (mort dû au paludisme et à la dysenterie, mauvais traitements, séances de lavage de cerveaux).

La situation dans le Delta demeure délicate : une bonne implantation militaire française existe mais le VM y « est solidement incrusté ». La situation paraît meilleure en Annam et plutôt bonne en Cochinchine. Mais la mobilité des troupes du VM du Nord au Sud par le biais de la piste HCM s’est nettement améliorée (réseau routier parcouru par 700 camions Molotova). Les nouvelles directives gouvernementales remettent toujours gravement en cause la pertinence des bases aéroterrestres protégeant le Laos et plus généralement tout le Nord-Ouest, sans toutefois désigner clairement la moindre alternative (voir 12 août) (Salan 2, 1971, pp. 409-412).


28 mai 53 : Salan a quitté ses fonctions à minuit. Navarre le remplace. L’ancien commandant en chef embarque pour la France à 11 heures à bord du Marseillaise, accompagné du général De Linarès (commandant du Tonkin), remplacé dans son commandement par le général Cogny qui était jusqu’alors responsable de la zone nord du Delta.

Avant de quitter l’Indochine, Salan (et De Linarès) ont de nouveau mis en garde Navarre : Cogny « a une ambition démesurée » et crée « des problèmes » en ne respectant pas les ordres (Salan 2, 1971, p. 409). Navarre doit cependant se résigner à le prendre « faute d’autre candidat possible » et vu qu’il est le seul à avoir une certaine expérience tonkinoise.

Avec Salan partent de nombreux généraux et officiers expérimentés venus en Indochine du temps de De Lattre : les généraux Allard (chef d’état-major de Salan qui accepte cependant de demeurer un temps), De Linarès et Chassin (commandant les forces aériennes). L’inexpérimenté Navarre se trouve immédiatement confronté à un grand vide qui se fait autour de lui (Navarre, 1979, pp. 235-236). En un mois, pas moins d’une soixantaine d’officiers seront renvoyés en France. Navarre qui, contrairement à Cogny, a horreur de la presse, commence à s’enfermer dans un silence protecteur (Pouget, 2024, p. 62).


28 mai – 15 juin 53 : Navarre entame un vaste voyage dans toute l’Indochine avec séances de travail avec les autorités civiles et militaires. Il rend visite aux corps de troupes en campagne, visite les installations. Il reçoit nombres d’études ou de mémoires qui estiment tous que la situation n’est pas bonne mais non désespérée. Navarre entend s’appuyer sur ces écrits pour dresser le plan qu’il doit aller présenter à Paris (Navarre, 1979, p. 239).


29 mai 53 : Vincent Auriol appelle Mendès France à la tête du gouvernement mais ce dernier ne sera, au final, pas investi par l’Assemblée nationale. En métropole, la situation politique est et demeure toujours aussi chaotique.

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