Dernière modification le il y a 2 jours
par Jean-François Jagielski

Décembre 1946

Décembre 46 : La situation au Tonkin demeure toujours aussi chaotique et le dialogue de sourds se poursuit entre Français et Vietnamiens (représentés par le secrétaire d’État à l’Intérieur Hoang Huu Nam, commandant des forces de relève). Selon Valluy, l’attitude de Morlière à l’égard du VM laisse toujours à désirer car il se contente de « protestations molles ».

C’est dans le courant de ce mois que le général Le Bris qui avait commandé le Centre-Vietnam en 1945-46, impressionné par l’affection et la loyauté de la population envers Bao Daï, aurait recommandé au gouvernement français une première ébauche de ce qu’on appellera plus tard la « solution Bao Daï ». Elle est fortement soutenue par Léon Pignon et Henri Bonfils qui, pour ce dernier, avait servi sous Decoux. Cette « solution » n’est pas franchement une initiative gouvernementale. Elle est concoctée par des administrateurs locaux dont certains ont servi sous Vichy (Bonfils), voire même avant (Pignon) (Varda, 2007, pp. 285-286 ; Bodard, 1997, pp.131-132). Le M.R.P. soutient cette « solution » et la soutiendra longtemps (Bodin, 2004, p. 183).


1er décembre 46 : Les liaisons entre la France et l’Indochine sont momentanément proscrites aux civils. Les bateaux sont réquisitionnés uniquement pour le transport des troupes (Ruscio, 1985, p. 141 ; Ruscio, 1992, p. 83).

Après avoir rencontré Hoang Minh Giam (ancien délégué à la conférence de Fontainebleau ; ministre des Affaires étrangères) et Hoang Huu Nam (secrétaire d’État à l’Intérieur, commandant des forces de relève) qui lui ont semblé « découragés » et dans « un grand désarroi », Morlière estime que les Vietnamiens ne vont pas étendre le conflit de Haïphong à Hanoi. Il a tort. Seul le retour éminent de Sainteny dans la capitale du Tonkin demeure pour tous une source d’espoir (Devillers, 1988, p. 263).


2 décembre 46 : Retour de Sainteny en Indochine au poste de commissaire de la République au Tonkin. Sur demande de Valluy (haut-commissaire par intérim), au vu de ses relations privilégiées avec HCM mais aussi parce que la situation ne cesse de se dégrader, il arrive hélas trop tardivement à Hanoï (D’Argenlieu, 1985, p. 365). Il est accueilli côté français par Morlière (son intérim depuis son départ pour la France) et Lami (conseiller politique). Côté vietnamien sont présents Giap, Hoang Minh Giam (ancien délégué à la conférence de Fontainebleau ; ministre des Affaires étrangères), Phan My et Hoang Huu Nam (secrétaire d’État à l’Intérieur, commandant des forces de relève). Ils représentent ce jour un HCM souffrant.

Les tractations entre les Français et le Vietminh n’aboutissent pas. C’est un durable dialogue de sourds où chacun fait preuve de mauvaise foi. Sainteny approuve le rapport pessimiste du général Morlière qui constate « l’impossibilité du maintien d’une troupe française et de civils français » au Tonkin dans les conditions actuelles. Sainteny constate alors amèrement : « Comme le général Morlière, je n’ai éprouvé que des déceptions de la part d’hommes qui ont pour but de nous évincer totalement de l’Indochine, qu’ils se proposent de soumettre à une véritable dictature d’un parti faussement démocratique. » (cité in De Folin, 1993, p. 131)


3 décembre 46 : Rencontre de retrouvailles Sainteny-HCM qui a dû être différées car ce dernier était souffrant (Sainteny, 1970, p. 120). Hoang Minh Giam (ministre des Affaires étrangères) et Hoang Huu Nam (secrétaire d’État à l’Intérieur, commandant des forces de relève)  sont présents. Ho rejette l’entière responsabilité des événements de Haïphong et Langson sur les Français mais estime qu’il est nécessaire dans l’immédiat de calmer les esprits. Les commissions mixtes doivent poursuivre leur travail. Une commission spéciale doit être constituée pour régler l’affaire de Haïphong, tant du point de vue militaire que douanier. Pour Ho, les forces françaises doivent revenir aux positions territoriales qu’elles occupaient avant le déclenchement de l’affaire de Haïphong. Sachant qu’elles sont plutôt avantageuses aux Français, Sainteny refuse d’entrée. Dans son compte rendu à Valluy, il estimera qu’HCM veut éviter la rupture. Les Vietnamiens sont toutefois conscients qu’ils jouent leur dernière carte avant une épreuve de force générale (Devillers, 1988, pp. 266-267).

Suite à son refus d’envoyer des renforts en Indochine (voir 29 novembre), Leclerc est convoqué par Bidault (président du Conseil démissionnaire) pour l’entendre sur cette question et plus généralement la situation générale en Indochine. Selon Turpin, c’est sans doute cette rencontre qui va inciter Leclerc à rédiger  sa note du 5 décembre.

En France, L’Humanité estime que c’est bien un « ultimatum » que le général Morlière vient d’envoyer aux Vietnamiens (Ruscio, 1985, p. 158).


4 décembre 46 : Sainteny se rend par avion à Haïphong avec Morlière et y constate que la situation militaire est rétablie. Ses observations lorsqu’il survole le Delta le laissent plus perplexe (Devillers, 1988, p. 267). Il produit une note à destination de Valluy et temporise : « Prochaine action à envisager est dégagement axe Haïphong-Hanoi déjà coupé en de nombreux points. Comportera gros risques déclencher conflagration générale. Sauf avis contraire de votre part, j’estime utile attendre connaître position précise de Paris avant de déclencher opération. » (Devillers, 1988, p. 272).  


5 décembre 46 : Pressentant un danger imminent au Vietnam, une note récapitulative de Leclerc (qui a quitté ses fonctions en Indochine depuis le 1er octobre) adressée au gouvernement appelle à la conciliation entre la France et le gouvernement vietnamien. Après avoir fait un historique de la situation depuis la reconquête du Sud où les choses s’étaient relativement bien passées, il insiste sur le fait qu’il n’en a pas été de même au Tonkin et au Nord-Annam. D’où la nécessité d’y avoir été plus conciliant avec le gouvernement d’HCM : « Sans doute ce gouvernement était avant tout pro-annamite, imparfaitement obéi de beaucoup d’indigènes, néanmoins Ho Chi Minh représentait à coup sûr une sorte de champion de l’indépendance, un grand patriote ; en outre, beaucoup pouvait être obtenu de ce gouvernement en ménageant avec grand soin toutes les questions de « perte de  face ». En résumé, « n’ayant pas la force de briser par les armes le nationalisme vietnamien, la France devait par tous les moyens chercher à faire coïncider ses intérêts avec ceux du Vietnam. » (Bodinier, 1987, p 339-341 ; Devillers, 1988, p. 271) Cette note n’obtiendra, comme souvent, aucun écho à Paris.  

Dans un télégramme « sur la situation au 5 décembre » adressé au gouvernement français, Valluy observe à nouveau « que les accords du 6 mars ont été viciés, dès l’origine par la faute d’Hanoi et que la cohabitation des deux armées dans les mêmes centres est devenue pratiquement impossible. » Selon lui, « la bonhomie de nos troupes » a dû se heurter « à l’hostilité agressive et haineuse des troupes vietnamiennes », d’où les incidents de Haïphong et Langson. Il ajoute que si la route Hanoi-Haïphong n’est « pas ouverte de bon gré, je serais obligé de recourir à la force. » Car il faut lutter contre « les éléments extrémistes qui veulent imposer par la violence et la terreur leur système totalitaire sur l’Indochine et […] jeter les troupes françaises lorsque l’équilibre des forces sera renversé. » (cité in Bodinier, 1987, pp. 337-339)

Un rapport de Sainteny à Pignon (conseiller politique de D’Argenlieu) laisse entendre l’inquiétude de son auteur : la situation demeure « tendue », des préparatifs de défense sont en cours, des évacuations de population sont manifestes (fermeture des commerces). Le VM a procédé à de nombreuses arrestations des « tièdes », ce qui prouve qu’HCM est « dépassé » par le Tong Bo (comité exécutif du VM) qui refuse de négocier si les Français ne rejoignent pas leurs positions d’avant l’affaire de Haïphong. Sa presse publie un appel incendiaire : « Les réactionnaires français ont ouvertement déclaré la guerre. Nous exigeons du Gouvernement des mesures décisives. La volonté de la nation n’autorise plus aucune concession […] Elle renversera son ennemi […] » (cité in Devillers, 1988, pp. 267-268). Sainteny a un entretien avec Hoang Minh Giam (ministre des Affaires étrangères) et demande un remaniement gouvernemental favorable aux Français. Il doute, à raison, que Giam ait encore la moindre influence sur les extrémistes. Il a également un entretien avec le vice-consul américain à Hanoi, O’Sullivan, qui ne partage pas l’optimisme du commissaire. Ce dernier pense - à juste titre - que les Français mettront beaucoup de temps à se débarrasser du VM (Devillers, 1988, pp. 268-269).

Sainteny informe par ailleurs le vice-consul des États-Unis, O’Sullivan, que les Français vont exécuter une « action de police » pour écarter certains éléments du gouvernement vietnamien jugés xénophobes (Ruscio, 1985, p. 142).

Valluy adresse un message à Sainteny. Il maintient le contenu des directives qu’il lui a adressées avant son retour en Indochine (voir 16 novembre) mais lui demande d’intervenir auprès d’HCM pour que les défenses qui sont apparues dans Hanoi disparaissent au plus vite. Faisant suite au télégramme de Sainteny du 4, il lui demande également d’intervenir pour que la route entre Hanoi et Haïphong soit rapidement dégagée (Devillers, 1988, pp. 272-273).

Des renforts français arrivent de métropole. 700 Légionnaires débarquent à Da Nang dont l’aérodrome est solidement défendu.  


6 décembre 46 : Dans un appel radiodiffusé à l’assemblée nationale et au gouvernement français, et même si tout le contredit sur place, HCM tente vainement de calmer le jeu : […] La guerre a déjà fait couler trop de sang français et vietnamien et a causé trop de ravages. Une telle situation ne peut durer. » Il affirme par ailleurs « le désir sincère du gouvernement et du peuple vietnamien de collaborer avec le peuple français. » Il en appelle à « rétablir la situation antérieure au 20 novembre » (et donc au retrait des troupes françaises) et au respect du modus vivendi du 15 septembre (De Folin, 1993, p. 182 ; Devillers, 1988, p. 269).  

Pour autant, D’Argenlieu dénonce de son côté auprès d’HCM des actes de terrorisme perpétrés en Cochinchine depuis le 30 octobre. Du 20 septembre au 17 octobre, on déplore en effet 71 victimes. Du 30 octobre au 16 novembre, 213. Du 17 au 30 novembre, 131 (Turpin, 2005, p. 298, note 112). Il rend compte ce jour au gouvernement « du caractère presque fatal de la rupture » (Cadeau, 2019, p. 195).

Le nouveau président de la République autonome de Cochinchine (voir 29 novembre), Le Van Hoach, déclare : « Le gouvernement provisoire de la République de Cochinchine […] n’est ni séparatiste ni moniste […] [il] est partisan du principe : la Cochinchine aux Cochinchinois. » (Année politique, 1946, p. 288) Le nouveau gouvernement a élargi sa base sociale et les Français espèrent lui voir accomplir des réformes sociales, notamment une réforme agraire qui tendrait à une meilleure répartition des terres.

Valluy adresse à Bidault, au Cominindo et à D’Argenlieu un télégramme (1001/EMHC) afin d’obtenir un feu vert immédiat pour déclencher une action offensive préventive. Après avoir dénoncé les manquements vietnamiens aux engagements et la mise en place d’actes hostiles, il écrit : « […] Je prescris aux autorités françaises de Hanoi de remontrer aux Vietnamiens le caractère provocateur de ces dispositions militaires et la nécessité dans laquelle nous sommes de prendre à notre tour de strictes mesures de prudence. En particulier, au cas où la route d’Haïphong à Hanoi ne serait pas ouverte de bon gré, je serais obligé de recourir à la force. » Il ajoute : « […] j’ai le devoir d’avertir le Gouvernement du caractère presque fatal de la rupture à laquelle nous entraînent la haine et la mauvaise foi du Gouvernement de Hanoi […] » Il insiste sur l’urgence d’une décision politique à prendre du fait de la relève des troupes à partir de février 1947. « Il faut ôter définitivement tout espoir aux éléments extrémistes d’imposer par la violence et la terreur leur système totalitaire à l’Indochine et de jeter dehors les troupes françaises lorsque l’équilibre des forces se trouverait renversé […] » (Devillers, 1988, pp. 273-275).  


7 décembre 46 : Le télégramme 1001/EMHC de Valluy du 6 est transmis à Paris dans la soirée. Or la capitale française est en pleine crise politique du fait de la chute du cabinet Bidault. La situation en Indochine est donc plongée dans une longue impasse politique et décisionnelle qui ne peut que nuire à l’urgence de la situation. Bidault ne répondra d’ailleurs que tardivement au message de Valluy du 12.

Pour calmer à nouveau et autant que ce peut faire les tensions, HCM adresse au socialiste Auriol un télégramme de félicitations pour sa réélection au poste de président de la République. Il en appelle à « une politique loyale collaboration entre France Vietnam unis par même idéal liberté égalité fraternité. » (Devillers, 1988, p. 275)

Nouvelle interception par les Français d’un ordre du jour de Giap, fixé au 12 décembre, et stipulant l’existence de « préparatifs militaires en vue d’une action » (De Folin, 1993, p. 184 ; Ngo Van Chieu, 1955, p. 105).

La Sûreté fédérale au Tonkin apprend que Giap a prescrit à ses troupes des « préparatifs d’attaque » des positions françaises qui doivent être achevées pour le 12, sans toutefois préciser dans quelles circonstances cette attaque sera lancée (Devillers, 1988, p. 289). Des signes tangibles de durcissement sont perceptibles dès le matin à Hanoi : un groupe de Tu Ve a entrepris d’isoler le commissariat de la République au moyen de tranchées et de barricades (Fonde, 1971, p. 301).

De son côté, Pignon envoie à Sainteny un câble : « Je suis avisé par renseignement de source absolument certaine qu’ordre d’insurrection générale dans le Sud doit être donné à bref délai par une allocution du président Hô diffusée sur ondes de Radio Bach Mai. » Il estime que le poste émetteur du VM doit être mis « hors service, par accident technique » (Devillers, 1988, p. 277).

HCM, malade et affaibli, accorde une interview au journaliste français Bernard Dranber. Il y réaffirme que « la guerre ne paie pas [mais que] si on nous l’impose, nous la ferons [...] La lutte sera atroce, mais le peuple vietnamien est prêt à tout supporter plutôt que de renoncer à sa liberté. N’oubliez pas ce qui vous attend dans cette guerre ; il nous est possible de perdre un million d’hommes, mais vous, vous la France, n’avez pas le droit de laisser tuer les cent mille hommes du Corps expéditionnaire. » (cité in Devillers, 2010, p. 439 ; Devillers, 1988, pp. 270-271).  

Suite au suicide du docteur Nguyen Van Thinh, nomination du docteur Le Van Hoach au poste de premier ministre dirigeant la République autonome de Cochinchine, poste qu’il occupera jusqu’au 5 octobre 1947. C’est un proche des Caodaïstes. Selon le général Boyer de la Tour (commandant des T.I.F.S.), « il n’avait pas la rectitude morale, tant s’en faut, du docteur Tinh. Un peu hâbleur, poursuivant sans cesse, pour faire rallier des contingents viet-min, des combinaisons mirifiques qui restèrent toujours à l’état de projet sans réalisation concrète. Doué de roublardise et d’un certain machiavélisme, il inspirait confiance par sa rondeur et sa bonhomie. En rapport étroit avec la secte caodaïste, il essayait d’être son porte-parole sans néanmoins s’engager à fond avec elle. » (Boyer de la Tour, 1962, p. 55)


8 décembre 46 : Les Français réoccupent les territoires restitués au Laos et au Cambodge par la Thaïlande en application du traité de Washington (voir 17 novembre). En présence d’un délégué français et cambodgien, la première colonne doit parcourir une soixantaine de kilomètres pour atteindre Battambang où doit avoir lieu la passation de pouvoir. Mais elle ne peut progresser que de 20 km du fait de la destruction par les Thaïlandais des infrastructures routières (ponts) et l’existence de divers accrochages. Il faudra plusieurs mois de lutte aux franco-cambodgiens contre des groupes d’insurgés thaïlandais pour réinstaller des postes militaires et une administration (Cambacérès, 2013, pp. 68-70).

Dans une note, Valluy observe que le gouvernement de Hanoi « a multiplié et aggravé ces mesures [qui] revêtent aujourd’hui un caractère nettement agressif. » La garnison française de Phu Lang Thuong est isolée et il risque d’en être de même pour celles de Bac Ninh et Nam Dinh. La route Hanoi-Haïphong est coupée car entravée par une multitude de barrages. Des obstacles « actifs et passifs » ont été érigés dans Hanoi et menacent la population. Les effectifs français actuellement disponibles ne permettent pas de contrôler une situation devenue explosive au Tonkin, les renforts ne devant arriver qu’à partir du 15 janvier 1947. Preuve de la faiblesse des Français et de l’urgence de la situation, Valluy envisage même d’abandonner les localités mentionnées ci-dessus pour privilégier la réouverture de l’axe Haïphong-Hanoi, ce qui permettrait de renforcer la garnison de la capitale du Tonkin (Bodinier, 1987, pp. 341-342). Du fait de la faiblesse de ses effectifs, il en vient même à préconiser une temporisation : « Jusqu’à l’arrivée des renforts, il importe donc d’éviter la généralisation du conflit. » (cité in Devillers, 1988, p. 276 ; Ruscio, 1985, pp. 141-142).  

Selon un message intercepté, Le Duan (commissaire politique du Nam Bo) considère qu’« il n’y a qu’une guerre générale de longue durée, complexe et difficile qui puisse résoudre la question de la souveraineté du Vietnam. » Il préconise, pour protéger le Tonkin et le Centre-Annam, des sabotages qui seraient effectués au Sud sur les dépôts de munitions et les bateaux de transport (Bodinier, 1987, pp. 342-343).

Sainteny répond au câble de Pignon de la veille. Il estime qu’il sera très difficile de mettre hors service le poste vietminh de Radio Bach Mai et que cette interruption ne peut d’ailleurs être que très brève. Il préconise une occupation ou une destruction « manu militari ». Mais cette décision ne ferait que mettre le feu aux poudres et il ne croit pas trop qu’HCM puisse pour l’instant prendre publiquement un tel risque (Devillers, 1988, p. 277).

L’amiral Barjot (chef d’état-major adjoint à la Défense nationale) diffuse à Paris de façon restreinte un « bulletin d’étude n° 48 » intitulé « Situation ayant conduit aux opérations commencées le 20 novembre au Tonkin ». Il produit un historique des événements et pose deux questions : « Le commandement français avait-il conscience de l’importance de l’armée vietnamienne avant d’engager l’épreuve de force ? D’autre part, avant d’accepter cette épreuve de force sur le Tonkin, convenait-il de laisser en Cochinchine des réminiscences de guérilla ? » Il observe que les initiatives locales – celles de Valluy – ont été rapides, risquées et peu conformes aux directives de Paris (Devillers, 1988, pp. 277-279). Son rapport sera critiqué par le général Juin (chef d’état-major à la Défense nationale) le 13 décembre. Le 16, Messmer reprochera à l’amiral d’avoir dépassé ses attributions en se mêlant de politique. Il ne le diffuse donc pas, privant ainsi les ministres et le Cominindo d’informations sur ce qui s’est véritablement passé à Haïphong (Devillers, 1988, pp. 287-288).


9 décembre 46 : Débarquement à Danang d’un bataillon de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (1 800 hommes) pour libérer la ville puis Hué (voir 4 février 1947). Des combats éclatent dans la ville (Giap 1, 2003, p. 60).

Selon un rapport de D’Argenlieu au gouvernement en date du 1er janvier 1947, l’amiral indique : « Le 9 décembre, je suis intervenu directement auprès du général Morlière pour l’inciter à adopter à l’égard des mesures provocatrices du gouvernement de Hanoi une attitude plus énergique et à ne pas encourager par sa passivité l’extension de travaux qui menaçaient plus ouvertement de jour en jour la sécurité de la population française et de nos troupes. Cette intervention ne paraît pas avoir été suivie d’effet immédiat puisqu’il a fallu attendre le 17 décembre pour que disparaissent les barricades et les ouvrages les plus gênants. » (cité in Bodinier, 1987, p. 380).


10 décembre 46 : Léon Blum, futur président du Conseil, répond dans Le Populaire aux derniers appels tendant à la modération d’HCM : « En Indochine, peut-être sommes-nous à la veille de véritables opérations de guerre. » Il estime que le gouvernement se trouve confronté à deux options : ou reconquérir militairement tout ou partie de l’ancienne colonie ou « rétablir l’amitié et la confiance. » Pour Blum, « il n’existe qu’un moyen, et un seul, de préserver le prestige en Indochine de notre civilisation, notre influence politique et spirituelle, et aussi de nos intérêts matériels qui sont légitimes : c’est l’accord sincère sur la base de l’indépendance, c’est la confiance et l’amitié. » Pour lui, « la véritable fermeté », c’est de mener « une politique absolument claire et qui ne permette aucun doute ». Cette politique ne doit être menée ni par les militaires ni par les colons mais par le gouvernement. Il épingle au passage le rôle « des comités interministériels [Cominindo] qui n’ont pas mieux réussi dans l’affaire indochinoise que dans l’affaire allemande ». Pour autant, Blum ne souhaite pas un abandon immédiat de l’Indochine (De Folin, 1993, p. 182 et 196 ; Devillers, 1988, pp. 285-286). Mais son action sera contrée par certains administrateurs locaux, dont Pignon et sa « solution Bao Daï », pour l’instant, en gestation (voir 15 décembre). HCM commentera les propos du futur président du Conseil le 12 devant des journalistes vietnamiens (Devillers, 1988, p. 291).

Le colonel Dèbes produit un long rapport sur les événements à Haïphong du 20 novembre dans lequel il remet en cause le rôle de son supérieur, le général Morlière (cité in extenso in Bodinier, 1987, pp. 343-363). Il entame une vaste polémique sur les responsabilités des uns et des autres au niveau du commandement français.

Dans son rapport de quinzaine du 15 au 30 novembre, Sainteny demeure pessimiste. Il écrit : « Il ne faut pas nous leurrer et croire que notre retrait des secteurs économiques particuliers et des concessions raisonnables suffiront à assouvir les revendication vietnamiennes. C’est le début d’une offensive générale dans le but de nous évincer de l’économie du pays, prélude à notre éviction dans tous les autres domaines. » (cité in Turpin, 2005, p. 297) C’est une simple question de délais qui, pour l’instant, demeurent inconnus (Devillers, 1988, p. 290).

D’Argenlieu reçoit des directives gouvernementales de Bidault, Moutet et Michelet, tous trois potentiellement sur le départ. Le temps joue contre le camp français. Il faut donc parvenir à une solution satisfaisante dans des délais raisonnables sur de nombreux points : intérêts économiques, influence culturelle, protection des ethnies minoritaires, mise en place de la Fédération indochinoise au sein de l’Union française. L’idée d’« indépendance inconditionnelle et totale » est rejetée. Elle n’est qu’« une fiction gravement préjudiciable aux intérêts des deux parties. » (Turpin, 2005, p. 301)


11 décembre 46 : Valluy envoie à Paris le colonel Le Puloch, chef de cabinet militaire du haut-commissaire, pour qu’il informe directement D’Argenlieu (toujours à Paris) de la gravité de la situation au Tonkin (Devillers, 1988, p. 276).

Réunion des membres du gouvernement de Hanoi pour étudier  les derniers échanges avec Sainteny que Hoang Minh Giam (ministre des Affaires étrangères) et Hoang Huu Nam  (secrétaire d’État à l’Intérieur, commandant des forces de relève) ont qualifié de « cordiaux ». Mais, selon Devillers, aucun véritable accord n’est en perspective car « les points de vue français et vietnamien restent diamétralement opposés ». HCM décide alors de lancer un appel au gouvernement français (Devillers, 1988, p. 291).


12 décembre 46 : Léon Blum est investi par L’Assemblée nationale pour constituer un gouvernement socialiste homogène, donc, faute d’entente, sans M.R.P. ni communistes. Il obtient une large majorité : 575 voix sur 583 votants. Ce gouvernement de transition prendra pourtant rapidement fin le 16 janvier 1947. Les espoirs que ce changement politique a fait naître dans les rangs du VM seront vite effacés par l’annonce du retour de l’amiral d’Argenlieu au Vietnam. Le trio D’Argenlieu-Valluy-Pignon sachant qu’il n’aura pas gain de cause avec ce gouvernement va tout faire pour mettre le feu aux poudres en provoquant l’action du VM.

Le P.C.I. émet une instruction visant à préparer la « résistance totale du peuple » qui constitue un véritable appel aux armes (voir 20 décembre) et à la guerre totale sous forme de guérilla rurale (Goscha, 2011, empl. 94).

Après le colonel Dèbes (voir 10 décembre), c’est au tour du général Morlière (commandant des troupes françaises en Indochine du Nord et commissaire de la République par intérim) de produire un rapport provisoire sur « l’affaire de Haïphong » et celle « de Langson » du 20 novembre qui sont toujours toutes deux en cours de résolution. Ce rapport provisoire n’entre pas directement dans la polémique de l’affaire qui aboutira ultérieurement à la sanction du général Morlière par Leclerc pour son attitude jugée trop modérée au moment de l’affaire de Haïphong. Mais il ne va pas non plus dans le sens de ce que veut son supérieur Valluy. Selon Morlière, « le retrait de nos forces et de nos intérêts dans une grande base réduite : région de Haïphong, par exemple, est une formule assez séduisante. » Mais même cette formule, pourtant minimale, ne sera probablement pas acceptée par le gouvernement d’Hanoi (rapport cité in extenso in Bodinier, 1987, pp. 365-372). Morlière est, dans cet écrit, aussi pessimiste que Sainteny : « Un conflit me paraît donc à peu près inévitable. » (Devillers, 1988, p. 291)

Bidault répond plus que tardivement au télégramme de Valluy du 6 qui en appelait alors à l’urgence. Il se contente de lui préciser que « des instructions du Gouvernement vous seront prochainement adressées à ce propos. Elles sont étudiées par le Haut-Commissaire titulaire. » Il ajoute : « […] Je désire toutefois souligner que j’ai été très surpris des termes de votre télégramme précité, qui font subitement état d’une situation alarmante que rien ne laissait présager dans vos communications précédentes […] » (Devillers, 1988, p. 279).

Moutet (F.O.M.) envoie en effet le jour-même des instructions à Valluy mais qui ne vont certainement pas dans le sens de ce que le général attendait. Les renforts demandés ne sont pas disponibles. Il précise : « […] Par ailleurs, le Gouvernement se rend exactement compte de la dangereuse exaltation suscitée par le Vietminh à Hanoi et au Tonkin. Mais il rejette l’idée de toute initiative qui aurait pour but ou comme effet d’évincer personnellement Ho Chi Minh du pouvoir [...] » Il faut que Sainteny parvienne à savoir si HCM « est débordé » par les extrémistes et, si c’est le cas, « que nous puissions l’aider à se dégager. » Ce n’est qu’en éclaircissant ce point qu’une action militaire pourra être menée (Devillers, 1988, pp. 280-281). Réponse bien molle face à une situation très explosive déjà très avancée…

L’Humanité publie un nouvel appel d’HCM : « Je tiens à ce que vous disiez que mes compatriotes et moi sommes désireux, franchement désireux, de la paix. Nous ne voulons pas la guerre […] Nous sommes passionnés pour notre indépendance, mais pour l’indépendance du Vietnam au sein de l’Union française. La guerre ne paie pas, l’effort de relèvement du Vietnam ne permet pas cette hécatombe, ces souffrances. » A la fin de cette déclaration, le journal publie également le propos plus fermes d’HCM : « Cette guerre, si on nous l’impose, nous la ferons […] Le peuple vietnamien est prêt à tout supporter plutôt que de renoncer à sa liberté. » (cité in Ruscio, 1985, p. 158)

Le général Morlière (commandant les forces françaises au Tonkin) est aussi pessimiste que Sainteny (voir 10 décembre) quant à l’éminence d’un conflit avec le VM. Il écrit : « Des barricades, des tranchées, des emplacements de combat s’édifient sans cesse du côté vietnamien […] nous sommes dans une impasse. » (cité in Cadeau, 2019, p. 194). Sainteny approuvera ce rapport le 17 : « Je dois reconnaître avec le général Morlière qu’en retour je n’ai éprouvé que des déceptions. Avec lui, je suis obligé de reconnaître également que les hommes qui se sont déclarés prêts à une étroite et amicale collaboration avec la France ne semblent l’avoir fait que dans le but de nous évincer totalement de l’Indochine qu’ils se proposent de soumettre à une véritable dictature d’un parti faussement démocrate. » (cité in Turpin, 2005, p. 297, note 109)


13 décembre 46 : Moutet et Leclerc, sur le départ pour le Vietnam, ont reçu instruction de Blum de rencontrer « à tout prix » HCM et de « s’entendre ». Mais ils seront contraints d’y renoncer dès le 20 décembre, au vu de la gravité de la situation (voir 19 décembre) (De Folin, 1993, p. 186).

Réunion extraordinaire au Q.G. de l’armée vietnamienne en vue de préparer le coup de force du 19 (voir 7 décembre). Y participent Giap ainsi que les commandants du Nord et Centre-Vietnam. On y fixe l’heure H et les modalités des opérations à venir (Giap 1, 2003, p. 28).

Le Comité directeur de la S.F.I.O. à Hanoi demande à Sainteny de transmettre un chaleureux télégramme de félicitations signé de Hoan Minh Giam (Affaires étrangères) au comité parisien du parti. Le 15, HCM demande à Sainteny de le transmettre au nouveau gouvernement français (Devillers, 1988, p. 292).


14 décembre 46 : Dans Le Populaire du 10 décembre, Blum avait mis en doute l’efficacité du Coninindo. Or celui qui se réunit ce jour-même illustre parfaitement son propos : étalages de points de vue mais, au final, absence totale de prise de décision. On entend le colonel Le Puloch (cabinet militaire de D’Argenlieu) dépêché de Saigon par Valluy. En bon militaire, il plaide pour une action immédiate visant à libérer la route Hanoi-Haïphong. Pour lui, « nous avons les moyens militaires de nous imposer […] et de chasser le gouvernement du Vietnam […] » Messmer (secrétaire général du Cominindo) estime que cet acte entraînerait une situation politique impossible. Il faut négocier et trouver avec HCM un accord provisoire en le dissociant de la tendance dure du moment, celle de Giap. Le Puloch n’y croit pas car Giap contrôle la police et l’armée. Messmer est sensible à l’opinion publique française et internationale : il faut que « si de nouveaux incidents éclatent, ce soit dans le cas précis ne pouvant donner lieu ni à discussion ni même à l’interprétation, comme par exemple le refus caractérisé d’exécuter le modus vivendi. » Au final, selon une vielle habitude du Cominindo, rien de ferme n’est arrêté. Pire même, selon Devillers, ni les ministres concernés ni même leurs successeurs ne sont véritablement mis au courant de la situation par le Comité (Devillers, 1988, pp. 286-287).

Bien qu’envoyé spécialement par Valluy, le colonel Le Pulloch n’obtient du Comité interministériel de l’Indochine aucune des directives d’action immédiate à prendre contre le gouvernement vietminh (Pedroncini, 1992, p. 399).

Le Pulloch fait également devant le Comité un compte rendu sur les événements de Haïphong et Langson, sa version diffère sensiblement de celle soutenue par son supérieur hiérarchique (voir 30 novembre). Il n’évoque que « la responsabilité des autorités locales » soulignant que « jusqu’à présent, aucune preuve n’est venue à la connaissance des autorités françaises de l’existence d’un plan du Gouvernement de Hanoi en vue de provoquer simultanément les incidents de Haïphong et de Langson. » Si responsabilité vietnamienne il y a, elle n’est que le fruit de « l’intense propagande de haine contre les Français à laquelle les troupes vietnamiennes avaient été soumises. »  (Turpin, 2005, p. 295) Ces versions divergentes sur la responsabilité des uns et des autres trouvera un écho après les événements du 19 décembre à Hanoi.

Nguyen Binh (commissaire aux armées du Nam Bo) adresse à Valluy une lettre de protestation sur la manière dont les Français n’appliquent pas le modus vivendi au Sud. Selon lui, si « les violations flagrantes par les troupes françaises du Modus Vivendi amenaient une reprise des hostilités, la responsabilité incomberait totalement aux autorités militaires françaises en Indochine. » (Bodinier, 1987, pp. 365-372)

Sainteny est pour une fois plus optimiste qu’à son habitude depuis son retour en Indochine : « […] Il semble que Ho Chi Minh se montre très modéré et que rien ne permette de craindre que le Gouvernement annamite soit prêt à déclencher conflit général. » Il mesure mal deux choses : d’abord qu’HCM est en train de se faire dépasser par la tendance « dure » du VM, celle de Giap ; mais aussi que le trio D’Argenlieu-Valluy-Pinon est en train de pousser le VM à passer à l’action (voir 16 décembre) (Devillers, 1988, p. 291 et 293).


15 décembre 46 : HCM envoie un télégramme à Blum lui assurant sa confiance et « son sincère désir de coopération fraternelle avec le peuple de France » (De Folin, 1993, p. 182). Il propose un marché : le retour de la population évacuée et le rétablissement de la circulation contre le retour des troupes françaises aux positions antérieures au 20 novembre et la cessation des opérations de nettoyage et de répression en Cochinchine et au Sud-Annam. Selon Devillers, Pignon (conseiller politique de D’Argenlieu), devenu ennemi juré d’HCM, aurait retardé la transmission de cette missive visant à trouver une solution à la crise. Envoyée le 15 décembre, elle n'est parvenue à Blum que le 26, alors que le conflit s'est déjà embrasé. (Devillers, 1988, p. 292). Selon Varda : « En clair, il s'agit d'organiser la guerre civile au Vietnam pour permettre aux Français de se débarrasser à moindre frais du Vietminh et de maintenir ainsi leurs positions. » (Varda, 2007, p. 287)

Première rencontre entre Blum et D’Argenlieu durant laquelle le courant ne passe pas vraiment entre les 2 hommes. Leurs convictions sont trop différentes. D’Argenlieu sait que ce gouvernement ne sera que provisoire. Le futur président du Conseil et l’amiral ne voient certes pas les choses de la même manière mais échangent avec courtoisie. D’Argenlieu est pour une négociation par la force. Des rumeurs courent déjà sur le remplacement de l’amiral gaulliste qui pense que, pour l’instant, « il est urgent d’attendre ». Les deux hommes se reverront le 19 (D’Argenlieu, 1985, p. 366 et pp. 368-369).

Un rapport de la Sûreté française au Tonkin signé de son chef, Moret, va dans le sens des fermes intentions de Valluy. Il les conforte : « Je ne pense pas que le commandement vietnamien ait l’intention de déclencher le conflit […] De l’avis de tous, nous ne pouvons que gagner à prendre l’initiative des opérations. » (Devillers, 1988, pp. 292-293)

Au Cambodge, mise en place d’un gouvernement Sisowath Youvetong qui demeurera en place jusqu’au 24 juillet 1947 (Jennar, 1995, p. 142).


16 décembre 46 : Léon Blum devient président du Conseil (jusqu’au 22 janvier 1947).

Gouvernement : Armées : A. Le Troquer ; Affaires étrangères : L. Blum (S.F.I.O.) ; France d’Outre-mer : M. Moutet (S.F.I.O.) (Bodin, 2004, p 124).

Le nouveau président du Conseil est conscient des difficultés à venir au sujet de la situation en Indochine. Il déclarera à un de ses amis au lendemain du coup de force du VM à Hanoi du 19 décembre : « Vous connaissez les nouvelles d’Indochine. Il faut encore que ce soit à moi de faire cela… Je n’ai pas mérité cela ! » (cité in De Folin, 1993, p. 186). C’est un gouvernement de transition qui va tenir vaille que vaille jusqu’à l’élection du président de la République Vincent Auriol le 16 janvier 1947. Il n’est mis en place que tardivement, qui plus est, certainement à l’un des moments les plus critiques qui correspond au déclenchement véritable de la guerre d’Indochine.

Selon Giap qui considère, après l’affaire de Haïphong (voir 20 novembre), que cet acte est une ultime provocation ne respectant pas les accords antérieurs, « le commandement français nous adresse à deux reprises un ultimatum notifiant que « les troupes françaises se chargeaient elles-mêmes d’assurer la sécurité d’Hanoi, au plus tard le matin du 20 décembre. » » (Giap 1, 2003, p. 28).

Valluy provoque une réunion secrète à Haïphong où sont conviés Sainteny, Morlière et Dèbes. Il n’existe aucun compte rendu de cette rencontre et aucun des participants ne l’a jamais évoquée dans ses écrits. Cette réunion acte un raidissement des principaux acteurs français. Selon Devillers, les décisions qui y seront prises seront visibles dès le lendemain : « Il s’agit maintenant de harceler le Vietminh de telle façon qu’il perde patience, se lance dans une action violente et fournisse ainsi le prétexte désiré. Il s’agit de préparer politiquement l’affaire en démontrant qu’il n’y a plus d’autre issue. » (Devillers, 1988, p. 293) Selon Ruscio, Valluy aurait déclaré lors de cette réunion: « Les Nhacs veulent la bagarre ? Ils l’auront ! » (cité in Ruscio, 1985, p. 142)

Valluy donne l’ordre à Morlière de faire détruire à Hanoi les barricades qui enserrent et  menacent les quartiers français. Nouveau facteur de tension, ces opérations démarreront dès le lendemain. Des incidents graves éclatent alors : attaque d’un camion français par le VM avec massacre de ses occupants ; en riposte, destruction d’un poste de Tu Ve. Ces actions provoque des morts des deux côtés (Devillers, 1988, p. 294).


17 décembre 46 : Blum obtient à l’Assemblée nationale un vote de confiance massif : 580 voix sur 596. Le nouveau président du Conseil annonce alors un débat sur l’Indochine pour janvier 1947 (Devillers, 1988, p. 288). Mais le nouveau président du Conseil sera rattrapé par les graves événements du moment.

HCM adresse une lettre à Moutet (reconduit à la F.O.M.) à l’occasion de sa prochaine venue à Saigon : « Je vous souhaite la bienvenue car vous êtes à la fois mon ancien ami et le représentant de la France nouvelle. Je désire vous voir et je me réjouis à l’idée de pouvoir vous exprimer mon profond attachement à la paix et à la collaboration entre nos deux pays et aussi pouvoir vous énoncer nos propositions concernant le rétablissement de bonnes relations entre eux. » Cette lettre est remise aux consuls américain et chinois. Elle est, selon Giap, transmise à Washington avant de l’être à Paris. Blum ne la recevra donc que tardivement. Toujours selon Giap, « Georges Valluy et Léon Pignon avaient, eux, retardé intentionnellement sa transmission en vue d’annihiler nos efforts diplomatiques. » (Giap 1, 2003, p. 74)

Pignon (conseiller politique de D’Argenlieu) réaffirme sa rupture définitive avec le VM dans un rapport portant sur la situation politique intérieure au Vietnam. Il le connaître à             Paris : « […] L’attitude des autorités françaises permet d’envisager avec confiance l’avenir de l’Indochine le jour où l’équipe actuellement au pouvoir à Hanoi aura disparu […] Aucun accord sincère ne pourra jamais être conclu avec le parti Vietminh, c’est une chose impensable […] Il est vain, à mon sentiment, de fonder encore des espoirs sur l’action personnelle d’Ho Chi Minh. » Pour Pignon, « contrairement à ce que certains peuvent penser, la solution du problème indochinois n’est pas en Cochinchine ; elle réside seulement au Tonkin […] » (cité in Devillers, 1988, pp. 293-294 ; Turpin, 2005, p. 298, note 113)

HCM déclare à un journaliste français, « mes compatriotes et moi sommes désireux, franchement désireux de la paix. Nous ne voulons pas la guerre. » De son côté, Sainteny confie au même journaliste que le gouvernement ne l’avait pas envoyé à Hanoi « pour y apporter la rupture et la guerre. » (Gras, 1979, p. 150) Au vu de la situation plus que critique qui règne au Tonkin, simples déclarations de pure communication, d’un côté comme de l’autre (voir 2 et 10 décembre).


18 décembre 46 : Réunion du VM à Hadong, sa zone refuge. De son côté, Giap rencontre le commandant Fonde. Il se prépare à une guerre longue durant laquelle Hanoi doit pouvoir tenir un mois. Plus déterminé que jamais, ne cédant sur rien, il déclare à son interlocuteur qui lui demande de ne pas commettre l’irréparable : « C’est à vous [de le faire]. Après le Nam Bo, les plateaux montagnards, le pays thaï, Hongay, Tien Yen, Haïphong, Langson. Notre décision est prise. Nous ne céderons plus. Les destructions… qu’importe ! Le politique prime sur l’économie. Les pertes… un million de Vietnamiens, aucune importance ! Des Français tomberont aussi. Cela durera deux ans, cinq ans s’il le faut. Nous sommes prêts. » L’entretien s’arrête là. Fonde rend compte de cette entrevue auprès du général Morlière (commandant les forces françaises au Tonkin). Celui-ci l’écoute et ajoute : « Oui, nous allons vers l’irréparable. Je l’ai déjà dit. Préparez vite un message. Répétez tout… Mais on dira qu’il « bluffe », que vous vous laissez abuser… » (Fonde, 1971, pp. 310-312).

Du point de vue des effectifs, les forces françaises demeurent nettement insuffisantes au Tonkin : 13 000 hommes contre 30 000 VM et 10 000 Tu Ve. Les Français attendent toujours des renforts mais ceux-ci n’arriveront pas avant une date prévue, le 15 janvier 1947.

Le conseil des ministres décide d’envoyer Moutet et Leclerc en Indochine. Un communiqué optimiste parle alors de « rétablir une atmosphère de confiance, de faire cesser les actes d’hostilité et dissiper tous les malentendus qui s’opposent à l’application immédiate du modus vivendi. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 400) Morlière est clairvoyant, à Paris, on pense pouvoir encore et toujours négocier…

Nouveaux incidents meurtriers à Hanoi après ceux du 17 : des parachutistes français sont attaqués à la grenade. La riposte entraîne une trentaine de morts. Selon une habitude rôdée, les organismes de liaison demeurent impuissants à stopper ces actes (Devillers, 1988, p. 294-295). Le commandant Fonde, déplorant la « carence » de la police vietnamienne, informe sa hiérarchie que les Français s’apprêtent à prendre en main la police de Haïphong (Ruscio, 1985, p. 143).

Suite à des coups de feu tirés près de la voiture de Morlière, les Français réoccupent les locaux du ministère des Finances et des Communications d’où les coups de feu auraient été tirés. Sainteny donne l’ordre de détruire de nouvelles barrières au bulldozer. Les Vietnamiens voient là une tentative de coup d’État préconisé par la « directive n° 2 » de Valluy du 10 avril (Devillers, 1988, p. 296).

Le message d’HCM du 15 ayant été court-circuité par Valluy à Saigon, Ho en adresse un nouveau à Blum : « Nous exprimons le ferme espoir que, sous votre gouvernement, nous verrons enfin s’installer au Vietnam la vraie politique française préconisée par le parti S.F.I.O. et vous-même, politique de respect des accords de coopération sincère et fraternelle […] » Il rappelle le contenu de son message du 15. Valluy va pratiquer avec celui-ci la même méthode qu’il avait appliquée pour celui du 15, la rétention d’information. Blum n’en sera destinataire que le 22 à 16 h 00, heure de Paris (Devillers, 1988, p. 295).

D’Argenlieu rencontre à nouveau De Gaulle à Colombey entre 12 h 15 et 15 h 30. Selon le témoignage de Claude Guy qui assiste à la rencontre : « Il est singulier pour moi de comparer les jugements de l’Amiral sur Ho Chi Minh à ceux qu’il manifestait il y a sept mois au cours d’un déjeuner à Marly [le 20 juin], lorsque le Général lui affirmait  alors qu’Ho Chi Minh était et demeurait l’adversaire de la France, qu’il importait de lui refuser notre confiance, qu’il était « un pion sur l’échiquier de Staline », qu’il ne fallait signer aucun accord avant l’entrée des troupes françaises à Hanoi, l’Amiral  semblait penser sans toutefois le dire, que De Gaulle exprimait là un jugement par trop sévère. L’amiral D’Argenlieu repart jeudi pour l’Indochine. Il parle maintenant, bel et bien d’Ho Chi Minh comme d’un adversaire. » De Gaulle confie au cours de cet entretien à l’amiral : « Je vous le répète : la France dans cette affaire, c’était vous ! Ce gouvernement n’en est pas un ; il ne représente pas la France. » (cité in Turpin, 2005, p. 300)


18 décembre 46 - 8 janvier 47 : Après avoir reçu Leclerc, Blum envoie en Indochine son ministre de la France d’Outre-mer, Marius Moutet, ainsi que  le général Leclerc pour le renseigner sur une situation qu’il connaît mal et uniquement par le biais de ce que lui en a dit D’Argenlieu en qui il n’a pas vraiment confiance (voir 23 décembre). Sans le coup de force vietminh du 19, les deux hommes auraient dû rencontrer HCM et s’entendre avec lui, ce que ce dernier n’avait pas refusé. Mais il a fait savoir qu’il demandait au préalable un retour des troupes respectives à leur position du 17 décembre, manière de ne pas reconnaître les récents succès militaires des Français (voir 18 décembre). Une demande que Moutet refusera ultérieurement (voir 4 janvier 1947). Leclerc ira dans le même sens, choisissant la manière forte, en demandant même le renfort d’une division (voir 8 janvier 1947) (Gras, 1979, p. 161).


19 décembre 46 : Selon le commandant Fonde, présent à Hanoi, « l’horizon s’éclaire merveilleusement dans la matinée du 19. Les uniformes de la police réapparaissent aux carrefours et dans les rues. L’animation renaît en ville. Un grand nombre d’ouvriers reprend le travail, abandonné depuis plusieurs jours à la citadelle. Les patrouilles mixtes circulent à nouveau. » (Fonde, 1971, p. 313). Mais les apparences sont plus que trompeuses.

Dans la même matinée, une lettre de Morlière adresse aux Vietnamiens un ultimatum demandant la levée des barricades et le désarmement des Tu Ve (Ruscio, 1992, p. 85). Le général demande à rencontrer Hoang Huu Nam (secrétaire d’État à l’Intérieur, commandant des forces de relève) qui lui répond devoir au préalable consulter le prochain conseil des ministres vietnamiens qui n’aura lieu que le 20 (Devillers, 1988, p. 296).

Côté français, on poursuit sciemment la pratique du dialogue de sourds. HCM qui déplore « l’atmosphère tendue des derniers jours » a demandé à Hoang Minh Giam (ministre des Affaires étrangères) de rencontrer Sainteny dans l’après-midi. Ce dernier, se disant surchargé de travail, lui fait savoir qu’il ne pourra le rencontrer que le 20. Vers midi, il reçoit une brève lettre d’HCM lui exprimant ses espoirs en cette rencontre qui n’aura en fait jamais lieu car Sainteny a, depuis le 16, choisi le camp des bellicistes qui ont participé avec Valluy à la réunion de Haïphong du 16 décembre (Devillers, 1988, p. 296).

Les Vietnamiens se réunissent à Phan Luc et expédient à toutes les zones de guerre un télégramme affirmant : « […] notre gouvernement a catégoriquement rejeté l’ultimatum des Français [voir 16 décembre], exigeant le désarmement de notre milice d’auto-défense […] Ordre du Comité central : Que tout soit prêt ! » (cité in Giap 1, 2003, p. 29). Les deux camps adoptent une attitude ouvertement belliciste, même si, jusqu’à 16 h 00, Giap a donné l’ordre d’éviter les provocations. À Hanoi, la situation se détend un peu l’après-midi : à 16 heures Fonde reçoit une lettre de Hoang Minh Nam (secrétaire d’État à l’Intérieur) qui semble aller dans le sens de l’ultimatum de Morlière (Fonde, 1971, p. 313). Ce dernier donne l’ordre d’une déconsignation temporaire des troupes françaises et ce, jusqu’à 17 heures. Mais, dans la ville, des arbres ont été abattus ou minés. Des quartiers entiers sont isolés par des tranchées ou des barrages intérieurs et extérieurs à l’agglomération. À 17 heures, des renseignements émanant du 2e Bureau, transmis par Fernand Petit (un infiltré du contre-espionnage chez les Tu Ve), indiquent clairement que l’opération du VM va avoir lieu le soir même (Devillers, 1988, p. 297). A 18 heures, Morlière reconsigne les troupes de la Citadelle.

L’insurrection éclate à Hanoï à partir de 20 heures (cartes in Salan 2, 1971, p. 39 ; Teulières, 1979, p. 238). La destruction par explosifs de la centrale électrique sert de signal. C’est la rupture définitive des accords franco-vietnamiens du 6 mars qui affectera d’autres villes vietnamiennes au Tonkin et en Annam (Nam Dinh, Hai Duong, Bac Ninh, Bac Giang, Hué). L’ensemble du Vietnam bascule définitivement dans la guerre sur un ordre de Giap donné clairement à 22 h 00.

À l’initiative des Tu Ve, milices très petites, motivées, dispersées, mobiles et rapides, les quartiers français de Hanoï sont attaqués et leurs occupants pris en otages ou massacrés. Les civils français ont été armés préventivement et se sont barricadés chez eux. Pour autant, on déplorera une cinquantaine de morts, des viols et la capture de 200 otages. La riposte française est immédiate avec occupation des lieux de pouvoir. L’après-midi, HCM a échappé de peu à la capture par des troupes françaises dirigée vers l’ex-Résidence supérieure défendue jusqu’au dernier homme par les Vietnamiens. Caché, il ne pourra quitter la ville sous protection rapprochée que le 20 au matin (Devillers, 1988, p. 298).

Connaissant les faiblesses de son armée, Giap a défini une tactique qui fera ses preuves à l’avenir, un mélange de guerre de position et de guérilla urbaine (Giap 1, 2003, p. 69). D’Argenlieu précisera dans un rapport au gouvernement en date de 1er janvier 1947 : « Un seul élément capital a fait défaut, la surprise. » (cité in Bodinier, 1987, p. 379) Le plan d’attaque du VM n’a été qu’en partie réalisé et seuls les Tu Ve ainsi que quelques unités régulières (5 bataillons de la Garde nationale) ont été engagées car des ordres de Giap ont prudemment stoppé l’amplitude du mouvement insurrectionnel dès 16 h 45 (Ngo Van Chieu, 1955, p. 106-107). Les régiments vietnamiens prévus autour d’Hanoi (environ 30 000 hommes selon Ngo Van Chieu, 1955, p. 106) ne seront pas engagés suite à un contre-ordre de Giap. L’armement des milices Tu Ve demeure précaire (2 250 fusils, pour la plupart, obsolètes). De ce fait, au matin du 20, les Français parviendront à se maintenir dans la ville.

Revenu à Hanoi le 2 décembre, Sainteny, plein d’amertume, est depuis le 16 favorable à une intervention armée des troupes françaises afin de pouvoir négocier en position de force. Il est grièvement  blessé ce jour-même dans un accident : sa voiture saute sur une mine et est par la suite cernée et attaquée. Le commissaire de la République au Tonkin est sérieusement blessé. Il sera provisoirement remplacé par le général Morlière (Valluy 3, 1967, pp. 359-360). Celui-ci avait eu la bonne idée de reconsigner au préalable les troupes françaises présentes dans la ville. Elles sont un moment en difficulté mais ne perdent pas pied. Certains dirigeants vietminh quittent la ville pour se réfugier dans la jungle de la moyenne région tonkinoise. HCM quittera le village de Van Phuc (11 km d’Hanoi) dans l’après-midi du 19 et se rendra à Thanh Hoi au bord du fleuve Day, un refuge qui sera ultérieurement repéré par les Français (Giap 1, 2003, p. 73).

A Paris, Blum reçoit une seconde fois (voir 15 décembre) D’Argenlieu sur le départ et lui donne ses instructions alors que le processus insurrectionnel est déjà largement engagé à Hanoi (Devillers, 1988, p. 299).


20 décembre 46 : Valluy reçoit l’ordre du général Juin (chef d’état-major de l’armée française) et du gouvernement « d’arriver à une suspension d’armes [s’il en voit] la possibilité sans compromettre la situation des troupes et des ressortissants français. » (cité in Turpin, 2005, p. 315). Un télégramme de Juin adressé au haut-commissaire par intérim lui annonce la venue de Moutet qui a pour mission d’« essayer d’empêcher le déclenchement définitif des hostilités. » (Ibid.)

Blum et Moutet font parvenir à HCM un télégramme que Valluy retiendra volontairement quelque temps : « Nous insistons vivement pour que des ordres soient immédiatement donnés pour arrêter les hostilités. Délégué du Gouvernement arrive. Nous désirons le maintien de la paix et l’application des accords si elle est légale. Aucune violation ne peut être acceptée. »  (cité in Turpin, 2005, pp. 315-316).

Sur place, la situation demeure explosive. Valluy et Morlière font appel à des unités extérieures (bataillons de marche de la 9e D.I.C.) qui ne reprendront que très lentement le contrôle de la ville. Leur intervention oblige le gouvernement vietminh à prendre la fuite, d’abord dans la région de Hadong (grottes de Long Chau), au sud-ouest d’Hanoi. De là, HCM lance un appel diffusé par la radio La Voix du Vietnam : « Par amour de la paix, nous avons fait des concessions. Mais la clique des colonialistes français réalise son dessein de subjuguer à nouveau la Patrie. Plutôt sacrifier sa vie que retourner à l’esclavage. Compatriotes ! Debout ! Luttez par tous les moyens. Que celui qui a un fusil se serve de son fusil, que celui qui a une épée se serve de son épée ! Et si l’on n’a pas d’épée que l’on prenne la pioche ou des bâtons ! Que chacun mette toutes ses forces à combattre le colonialisme et à sauver la Patrie ! » (cité in De Folin, 1993, p. 186) Le gouvernement vietnamien se met en mouvement sous la protection de l’armée pour s’enfoncer plus au nord, vers la jungle protectrice (Ngo Van Chieu, 1955, p. 109).

A 7 h 00, D’Argenlieu repart de Paris pour l’Indochine. Il est mis au courant de la situation à Hanoi par un bref télégramme de Valluy reçu à Tunis. Il arrivera à Saigon le 23.

Dans l’après-midi, Blum et Moutet adressent par le biais de Valluy un télégramme à HCM (qui a quitté Hanoi le matin). C’est une réponse à son message du 16 qui avait été volontairement retenu par Valluy. Blum annonce la venue de Moutet et en appelle à la cessation des hostilités : « […] Nous désirons le maintien de la paix et l’application des accords si elle est loyale. Aucune violation ne peut être acceptée. » (cité in Devillers, 1988, p. 299)

Juin adresse un télégramme à Valluy pour connaître l’origine des événements en cours. Valluy lui répondra le 23.

Un premier rapport des événements (suivi d’autres, les 22 et 23 décembre) émanant de Saigon est adressé à l’État-major général de la Défense (Juin) et au Comminido (Messmer). Il vise à accréditer la thèse selon laquelle le gouvernement vietnamien a mis le feu aux poudres et ainsi gommer les responsabilités françaises. Ce rapport met l’accent sur la responsabilité des Vietnamiens. Il indique : que Sainteny a été blessé ; que dès l’interruption de l’électricité à Hanoi, les Vietnamiens sont passés à l’attaque ; que ce qui s’est passé à Hanoi a eu lieu dans d’autres villes. Il ne sera plus désormais question, côté français, que d’une « préméditation odieuse » qui a entraîné « une justification de mesures graves qui s’impos[ai]ent. » Côté français, on insistera désormais à n’en plus finir sur « la sauvagerie et la bestialité » de l’ennemi (Devillers, 1988, pp. 308-310).


21 décembre 46 : Nouvelle proclamation d’HCM « au peuple vietnamien, au peuple français et aux peuples des pays alliés » : il dénonce conjointement la mise en place en Cochinchine d’« un gouvernement fantoche pour semer la division » et revient sur l’ « agression d’Haïphong » Gras, 1979, pp. 154-155).

Le gouvernement vietnamien s’éloigne encore de la région d’Hanoi et se réfugie vers Tuyen Quang (130 km au nord-ouest d’Hanoi).

La situation à Haïphong étant demeurée calme, Morlière engage les troupes du colonel Dèbes sur la R.C.5 avec pour mission de débloquer Haïduong, un verrou en direction d’Hanoi où se sont déroulés durant 4 jours des combats de rue intensifs. La réouverture totale de la route ne s’effectuera toutefois que le 13 janvier 1947.

Avant d’être opéré de ses blessures, Sainteny diffuse un message qui devra être connu internationalement : « Je suis touché un des premiers sous les coups d’une traîtrise inqualifiable alors que je n’avais offert au Vietnam que ma loyauté. » (cité in Devillers, 1988, p. 301)

Morlière, par le biais d’un officier vietnamien prisonnier, fait transmettre à HCM le message de Blum et Moutet. HCM qui l’a reçu le 22 au soir y répondra le 23 (Devillers, 1988, p. 302). C’est donc une temporaire reprise de contact. Le commandant Fonde transmet quant à lui à destination de Hoang Minh Nam (secrétaire d’État à l’Intérieur) une proposition d’échange de prisonniers : ceux de la liaison de Vinh contre les prisonniers vietnamiens de la liaison de Hanoi. Cette proposition n’aboutira pas (Fonde, 1971, p. 330).

Au 21 décembre, les pertes françaises à Hanoi sont estimées à 50 militaires et 29 civils (Ruscio, 1985, p. 144, note 43) On est donc bien en deçà de celles d’Haïphong et encore plus loin des propos d’Émile Bollaert de février 1948 qui évoquera « l’affreuse nuit du 19 décembre où les forces du Vietminh cherchèrent à égorger tous les Français résidant au Tonkin. » (cité in Ruscio, 1985, p. 144, note 45)

De Gaulle se réjouit des événements du 19 : « Il est heureux qu’on en soit arrivé là. Il est heureux que le Vietnam ait engagé le fer. Dorénavant, D’Argenlieu est le maître. Il est heureux que nous ayons maintenant la possibilité d’agir et de régler la question. Je dois dire que le réflexe de conversation s’est produit favorablement : depuis six mois, l’opinion a fait des progrès. D’Argenlieu, je le répète, a les mains libres. » De Gaulle n’a qu’une crainte, « le risque de reprise des négociations entre Ho Chi Minh et Moutet. » (cité in Turpin, 2005, p. 310)


21 - 23 décembre 46 : Reconquête par les Français des quartiers européens de Hanoi et attaques des unités vietminh non engagées qui ceinturent la ville. Les Français procèdent au nettoyage de la zone située entre la citadelle et le pont Paul Doumer puis à celui du siège du quartier sino-annamite au nord du Petit Lac où les Tu Ve se sont retranchés et résistent dans des combats de rue, maison par maison (carte in Fonde, 1971, p. 326). Les Français font appel aux blindés, à l’artillerie et à leur aviation de bombardement. Giap s’est engagé à tenir la ville « au moins une quinzaine de jours » afin d’« user et liquider une partie des forces ennemies, les encercler le plus longtemps possible dans Hanoi et dans les autres villes, de manière à laisser à toute la nation le temps de se préparer à la guerre. » (Giap 1, 2003, pp. 33-34) Il fera mieux, en tenant la ville durant près de deux mois jusqu’au 17 février 1947.


22 décembre 46 : Départ de Moutet pour Saigon. Il y arrive le 25.

Après l’avoir fait revenir d’Indochine, Blum reçoit Leclerc à Matignon et lui demande son impression sur la situation. Le courant passe entre deux hommes pourtant aussi dissemblables. Le général lui donne un avis « sans détour ». Il faut fournir au C.E.F.E.O. des moyens pour rétablir la sécurité et par la suite négocier avec le VM. Les deux hommes tombent d’accord sur ce point. Blum demande à son interlocuteur de repartir immédiatement au Vietnam en « mission d’inspection », ce que Leclerc accepte « sans hésiter une seconde » (selon une note de son aide de camp) et ce, au grand dam de D’Argenlieu. Mais Blum passe outre l’avis de l’amiral dans laquel il n’a qu’une confiance limitée (Chaffard, 1969, pp. 64-65).

Selon Raymond Aubrac, ce même jour, Blum demande à le rencontrer « de toute urgence ». Le président du Conseil lui confie : « Les deux parties se préparent activement au combat. Je crains que ce soit nos troupes qui ont (sic) mis le feu aux poudres. Mais la question est maintenant dépassée. Vous connaissez bien Ho Chi Minh. Moi aussi. Je ne pense pas qu’il veuille une guerre et je veux aussi l’éviter. Quels conseils me donnez-vous ? » Aubrac lui conseille d’« envoyer tout de suite auprès de Ho Chi Minh un homme en qui [il a] confiance, et qui soit son ami. » Il lui conseille également d’empêcher le retour de D’Argenlieu à Saigon. Blum acquiesce au premier point et propose d’envoyer Marius Moutet. Il estime par contre ne pas pouvoir suivre le second conseil car, confie-t-il, « si je l’en empêche, mon gouvernement sera renversé. » Il invite Aubrac à venir écouter son discours du lendemain devant l’assemblée nationale. Il lui demande enfin de rester en contact avec le délégué en France du gouvernement vietnamien, Tran Ngoc Danh (voir 31 décembre) (Aubrac, 2000, pp. 237-238).

Une directive du bureau permanent du VM intitulée « Tout le peuple mène la résistance » préconise le mot d’ordre : « Appliquer systématiquement la guérilla combinée à la guerre de mouvement », seul compromis du moment trouvé par un VM toujours mal armé. Mais l’hyper mobilité des troupes et des Tu Ve demeure un palliatif efficace contre cette carence (Giap 1, 2003, p. 78).


23 décembre 46 : Devant l’Assemblée nationale, Blum demeure évasif voire rassurant quant à la situation au Vietnam : « L’état-major de la Défense nationale n’a rien reçu du commandement militaire d’Hanoi, ce qui donne lieu d’espérer que les incidents sont moins sérieux que ce que l’on pouvait craindre. » Mais la presse n’est pas de cet avis : Le Monde parle de « la situation tragique dans laquelle se trouvent plusieurs milliers de compatriotes, dispersés entre Hanoi, Haïphong, Langson, Nam Dinh, Hué et Tourane. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 299)

Valluy télégraphie en réponse au télégramme du général Juin du 22 : « Je ne vois pas honnêtement moyen pour moi d’arriver à une suspension d’armes. Nous avons perdu contact avec Gouvernement vietnamien dont je répète qu’il est indubitablement pour tous observateurs français et étrangers l’agresseur. Il semble pour le prestige de la France que la demande de suspension d’armes doit venir de ce gouvernement. » (cité in Turpin, 2005, p. 316). D’Argenlieu approuvera cette position dès son arrivée en Indochine.

Retour de France de l’amiral D’Argenlieu à Saïgon. Il n’y était plus depuis le 15 novembre... Il a eu des entretiens avec De Gaulle et Blum. Il sait qu’il n’est plus soutenu par le M.R.P. Au sein du gouvernement, Blum et Moutet lui ont reproché d’avoir saboté les accords du 6 mars, d’avoir provoqué l’affaire d’Haïphong et compromis toute tentative de négociation avec le VM. Il sait que son avenir en Indochine est désormais compté (voir 14 décembre), y compris devant le futur gouvernement Ramadier.

Blum, qui sait que son gouvernement sera éphémère et que la session parlementaire est en train de se terminer, cherche à gagner du temps. Il prononce un discours à l’Assemblée qui demeure en tout point fidèle à l’engagement dépassé de De Gaulle du 24 mars 1945 et à l’œuvre de ses prédécesseurs dans les différents gouvernements. Il affirme : « Le vieux système colonial qui fondait la possession sur la conquête et son maintien par la contrainte tendait à l’exploitation des terres et de peuples conquis est aujourd’hui chose révolue [...] » Mais ajoute aussitôt « il s’agira de reprendre avec loyauté l’œuvre interrompue, c'est-à-dire l’organisation d’un Vietnam libre (protestations à droite) dans une Union indochinoise librement associée à l’Union française. Mais, avant tout, doit être rétabli l’ordre pacifique qui sert nécessairement de base à l’exécution des contrats. » (extrait du débat parlementaire cité in Devillers, 1988, pp. 316-317) Selon Bodin, « à la fin du discours du Président du Conseil, les députés de droite s’exclamèrent : « Nous sommes en guerre ! » Le mot apparaissait pour la première fois. » (Bodin, 1996, p. 169)  La presse française n’adhère pas forcément au discours faussement rassurant du président du Conseil. Rémy Roure du Monde lui rétorque : « Il suffit de s’en tenir aux informations de l’A.F.P. pour être angoissé. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 299)

HCM, mis au courant de la venue de Moutet et Leclerc, demande à les rencontrer. Leclerc n’y est pas opposé mais, estimant que sa mission était purement militaire, il ne peur s’engager dans une entrevue avec Ho sans l’aval de Moutet. Il séjourne à Saigon où se trouvent D’Argenlieu (de retour de Paris) et Valluy. Sa présence n’est pas du goût ni du premier ni du second. À l’évidence, tous les responsables locaux ou dépêchés cherchent à s’éviter... Moutet n’arrivera à Hanoi que le 2 janvier 1947, alors que Leclerc est parti pour Langson puis Haïphong. À son retour, le 4, Moutet sera à son tour reparti. Chassé-croisé d’hommes qui ne veulent se voir ou ne le peuvent pour des questions de calendriers mal ajustés. Au final, Moutet et Leclerc ne se rencontreront que le 5 à Nha Trang (Chaffard, 1969, pp. 87-88).

HCM qui a reçu le 22 au soir le message de Blum par le biais d’un officier vietnamien prisonnier mais qui a été libéré pour le lui transmettre, y répond. Après avoir évoqué les circonstances dangereuses de sa fuite forcée, il déplore la tournure qu’ont pris les événements depuis le 17 (massacres de populations vietnamiennes et occupation des lieux de pouvoir). Mais sa réponse demeure inchangée : on ne peut reprendre les négociations que si les Français reviennent aux positions territoriales qu’ils occupaient avant le 17 (Devillers, 1988, pp. 302-303).

Les quartiers européens d’Hanoi sont nettoyés, un maire est remis en place. Sainteny réoccupe le palais du Gouvernement général qu’il avait dû quitter en septembre 1945 (Devillers, 1988, pp. 311-312).

Le général Nyo qui dirigeait la commission militaire prévue par le modus vivendi déclare en parlant rétrospectivement de l’attitude du VM : « La duplicité était élevée à la hauteur d’un principe. » (cité in De Folin, 1993, p. 170) Aigri parce que n’étant arrivé à aucun résultat, il avait suspendu les travaux de la commission.

Reprise par les Français de Bac Ninh (à l’est d’Hanoi).

Morlière et Sainteny s’opposent à la transmission à Blum d’une lettre qui évoque le massacre par les Français de civils vietnamiens dès le 17, c'est-à-dire avant l’attaque générale du VM. Côté français, la rétention d’informations couverte par D’Argenlieu devient une habitude (Turpin, 2005, p. 316).

Au 23 décembre, du fait des récents événements déclenchés à partir du 19, les pertes françaises pour toute l’Indochine sont estimées à 100 morts et 30 disparus (Ruscio, 1985, p. 144, note 43)


24 décembre 46 : Reprise de la localité de Laikhe dans le secteur de Haïphong. Mais il faudra attendre le 13 janvier 1947 pour que la R.C. 5 entre Hanoi-Haïphong soit totalement rouverte.

Les forces françaises de Langson parviennent à rompre leur encerclement, rejoignent la Baie d’Along par Dinh Lap et se réfugient dans le port de Tien Yen toujours aux mains des Français (Fonde, 1971, p. 328).

Blum, acculé par les déclarations de la presse beaucoup moins optimistes que ce qu’il a laissé entendre jusqu’alors dans l’hémicycle (voir 23 décembre), est au final obligé de corriger ses propos devant l’assemblée nationale : « Les ordres nécessaires ont été donnés sans flottement et sans retard […] Vous ne devez pas vous attendre à un redressement instantané. Il est même possible que durant quelques semaines, les difficultés s’étendent ou se compliquent […] Nous avons été placés devant l’obligation de faire face à la violence. » Le président du Conseil exclut toutefois l’idée d’une guerre ouverte, même si tout sur place contredit ses belles intentions : « Nous resterons sourds à aucune possibilité de mettre un terme à la situation actuelle. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 300) Il fait connaître la mission d’inspection qu’il a confiée à Leclerc, homme providentiel, désormais considéré comme un ultime recours. Elle ne fait pas l’unanimité à la droite de l’armée, notamment dans certains milieux gaullistes proches de D’Argenlieu qui ne pardonnent pas à Leclerc d’avoir traité avec HCM et de n’avoir eu aucune clairvoyance sur l’ampleur de ce qui se passait vraiment au Vietnam lorsqu’il y était (Chaffard, 1969, pp. 65-67). Pour autant, Blum demande à Leclerc de demeurer en Indochine « jusqu’à nouvel ordre ».

D’Argenlieu, de retour à Saigon depuis la veille, réunit un Conseil fédéral. Dans son journal, il en évoque les conclusions : l’agression a été préméditée par le gouvernement d’Hanoi ; le gouvernement général ne peut reprendre la moindre négociation de ce fait. Il s’auto-justifie : « Personnellement, j’ai pratiqué loyalement la politique des accords en Indochine depuis septembre 1945. Elle a porté ses fruits partout, sauf avec le gouvernement de Hanoi. C’est fini. » (cité in Devillers, 1988, p. 311) Il déclare par ailleurs : « Dans ses relations avec la France, le Gouvernement de Hanoi a vécu. Il a fait définitivement la preuve qu’il voulait notre éviction pure et simple. La gravité des actes commis rend impossible que l’on retienne la fiction d’un gouvernement avec lequel nous n’avons pas rompu officiellement [puisque le G.P.R.F. ne l’a en effet pas encore fait]. » (cité in Turpin, 2005, p. 312)


25 décembre 46 : Léon Blum prévoit d’envoyer de nouveau le général Leclerc et Moutet en Indochine pour rechercher les moyens d’appliquer les accords déjà signés, ceux du 6 mars et le modus vivendi du 14 septembre. L’entente n’est pas parfaite entre les deux hommes. Moutet constate une impasse politique. Leclerc, lui, observera dans son rapport remis à Blum le 12 janvier 1947 : « Les opérations militaires ne constituent pas une fin en elles-mêmes. Le problème militaire ne peut être isolé ou conçu séparément du plan politique […] L’anticommunisme sera un levier sans appui aussi longtemps que le problème national n’aura pas été résolu. » A Paris, le conseil des ministres préoccupé par d’autres problèmes et qui n’a guère examiné le dossier indochinois depuis plusieurs mois, semble toujours être peu au courant de ce qui se passe sur place et se voit donc obligé d’envoyer ses missi dominici.

Départ de Leclerc pour Saigon. Il y arrive le 28 et demeurera en Indochine jusqu’au 12 janvier 1947. Il a écrit au préalable à Valluy : « Je viens ici pour me renseigner et obtenir pour vous, dès mon retour en France, l’aide maximum de la métropole. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 300)

Sainteny, en convalescence mais qui a repris partiellement ses fonctions, adresse un message à D’Argenlieu. La reconquête d’Hanoi s’avère bien plus difficile que prévue du fait de l’opiniâtreté des Vietnamiens. La « directive n° 2 » de Valluy du 10 avril qui préconisait un coup d’État français pour renverser HCM s’avère être en fait un échec (Devillers, 1988, p. 303-304). En vue d’un débat parlementaire sur l’Indochine voulu par Blum, Valluy va désormais s’efforcer de faire accréditer la thèse de l’« agression vietnamienne ».

Parti le 22 de Paris, Moutet arrive à 7 h 30 (heure locale) à Saigon où il est accueilli par D’Argenlieu. Il rend visite au gouvernement autonome cochinchinois de Le Van Hoach.

Nouvelle déclaration d’HCM au peuple vietnamien : « Nous utiliserons les forces de vingt millions de compatriotes contre l’agression de quelques dizaines de milliers de colonialistes. Nous remporterons certainement la victoire. Nous obtiendrons l’indépendance, la liberté, apportant la gloire à nos aïeux, du bonheur à nos descendants, au prix du sacrifice de quatre à huit millions d’hommes. Cela vaut mieux que de baisser la tête, et vivre à jamais en esclaves des colonialistes. » (cité in Giap 1, 2003, p. 215)

Pignon (conseiller politique de D’Argenlieu) produit sa note d’orientation n° 8. Il est chargé par l’amiral de monter un réquisitoire  contre « l’agression vietnamienne » qui est comparée au coup de force des Japonais du 9 mars 1945 : « […] même préparation minutieuse et souterraine […] même cynisme à l’égard des autorités françaises […] même traîtrise dans l’attaque […] même achèvement  sauvage dans l’exécution […] » L’objectif recherché par l’ennemi était d’« anéantir l’armée française et sa population civile sur tout le territoire du Vietnam. » (cité in Turpin, 2005, p. 311)


26 décembre 46 : Reprise par les Français de Phu Lang Thuong (au nord-est d’Hanoi, aujourd’hui, Bac Giang).

Le Conseil du gouvernement vietminh se réunit à nouveau à Hadong. Tous les membres du comité permanent de l’assemblée nationale sont présents On y décide, selon les mots de Giap, « de continuer la résistance jusqu’au bout afin de recouvrir l’indépendance totale du pays. » (Giap 1, 2003, p. 215)

Pierre Courtade rappelle dans L’Humanité que « le Vietnam n’est pas la France, mais un État libre au sein de l’Union française, ce qui est différent […] La République vietnamienne entretient avec la République française des rapports de caractère diplomatique et non, à proprement parler, administratif. » (cité in Ruscio, 1985, p. 158)


27 décembre 46 : Moutet a, à Saigon, un échange public sous forme de discours avec D’Argenlieu. Ce dernier insiste d’abord sur le changement d’orientation de sa mission au vu des récents événements. Moutet en convient parlant de « cruelle désillusion de penser que les accords conclus ne purent pas entrer en application. » Et D’Argenlieu de renchérir : « […] Le guet-apens de Haïphong, puis le coup de force de Hanoi, ont mis en évidence, chez les dirigeants vietnamiens, une totale méconnaissance des intentions du Gouvernement de la République et de ses mandataires. » D’Argenlieu dissuade son interlocuteur de partir dans l’immédiat pour Hanoi où la situation demeure selon lui dangereuse. Il lui propose de se rendre d’abord à Phnom Penh et Vientiane (Devillers, 1988, pp. 312-313)

Dans un télégramme adressé à Blum, Le Troquer (Défense) et Juin, Moutet écrit : « La situation militaire au Tonkin et en Annam me paraît sérieuse mais nullement inquiétante. » Il demande le renfort de 4 bataillons d’infanterie et d’une compagnie de génie, en plus des 3 000 hommes prévus pour recompléter les effectifs (Bodinier, 1987, p. 377).

Une tentative pour pénétrer dans le quartier sino-vietnamien fortifié au nord d’Hanoi toujours tenu par les Tu Ve échoue. Les Français sont obligés d’organiser un blocus pour s’en débarrasser.

La liaison est rétablie entre Haïphong et Haiduong (ville entre Haïphong et Hanoi sur la R.C. 5). Il ne reste plus qu’à établir la liaison avec le bataillon Langlais  parti de Hanoi. Chose qui sera faite le 7 janvier 1947 en début d’après-midi (Cadeau, 2019, p. 201).


28 décembre 46 : Arrivée de Leclerc à Saigon. Il est accueilli par le vice-amiral Auboyneau (commandant de la Marine en Extrême-Orient) et le général Nyo (3e D.I.C. et commandant des forces françaises en Cochinchine et Sud-Annam). D’Argenlieu est absent puisqu’il est à Hanoi. Moutet, ayant suivi les conseils de l’amiral est en partance pour le Cambodge. La situation y est plus rassurante qu’au Tonkin…


29 décembre 46 : Suivant les conseils de D’Argenlieu (voir 25 décembre), Moutet arrive au Cambodge avant un nouveau départ pour le Laos  (Devillers, 1988, p. 313). Au Cambodge, l’indécis Moutet laisse entendre que de nouvelles négociations avec HCM ne sont pas exclues. Prudemment, il déclare : « Si on a des propositions à nous transmettre, elles seront examinées avec soin » et ajoute « que les solutions de conciliation sont supérieures aux solutions de force […] » (Devillers, 1988, p. 316). Assez pour inquiéter d’Argenlieu sur ses véritables intentions à l’égard du VM (voir 30 décembre).

D’Argenlieu part quant à lui pour Hanoi préparer le terrain avant l’arrivée du ministre de la F.O.M. Il a, au préalable, envoyé un télégramme à Paris : « […] En résumé, au lendemain du coup de force qui, avec des deuils cruels, a détruit beaucoup d’illusions, la situation présente cependant des éléments réconfortants. » Il faut donc poursuivre dans la voie actuelle (Devillers, 1988, pp. 313-314). À Hanoi toujours en guerre, il rend visite à Sainteny qui a progressivement repris ses fonctions.

Dans un message adressé à D’Argenlieu, Blum définit l’attitude à adopter. Militairement, il faut tenir les principales villes et dégager progressivement Hanoi. Politiquement, il constate que le VM veut évincer la présence française et qu’il est donc impossible de reprendre des contacts avec le gouvernement vietnamien car, selon lui, HCM ne contrôle plus les éléments les plus radicaux de son entourage. Il faut donc rétablir l’ordre avant toute chose (D’Argenlieu, 1985, pp. 378-379).

Leclerc a un entretien avec Valluy. Ce dernier estime : « Le Vietminh, « parti totalitaire », tient en main toutes les organisations militaires et paramilitaires […] [il est] l’âme de la résistance depuis la pointe de Camau jusqu’à la frontière de Chine. Il ne représente pas […] toute la nation annamite mais il la tient. Son but est très sûrement de nous abattre progressivement par l’usure en refusant les grands combats et en entretenant, du nord au sud, la guérilla […] Pacifier c’est donc abattre le Vietminh, le désarmer matériellement et moralement, le dissocier, puis créer un ordre nouveau. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 301)

Leclerc s’adressant dans un courrier à Blum, Le Troquer (Défense) et Juin confirme les propos de Moutet du 27 : « La situation militaire, quoique sérieuse est satisfaisante. En effet, l’adversaire a échoué dans son projet de massacre par surprise, le 19 décembre, des garnisons françaises du Nord, à la méthode japonaise. Dans le Sud, il faut s’attendre à une reprise générale des guérillas. » (Bodinier, 1987, p. 378)

Leclerc part pour Hanoi et y arrive à peu près en même temps que D’Argenlieu (Devillers, 1988, p. 317).

Par le biais de la radio vietnamienne (qui a repris ses émissions le 26), HCM adresse un message de vœux à Blum lui annonçant sa satisfaction à l’annonce de la venue de Moutet. Il réitère son exigence du retour des troupes françaises à leur position d’avant le 17 et, dans ce cas précis, appelle à un cessez-le-feu (Devillers, 1988, p. 318).


30 décembre 46 : Dans son Journal, D’Argenlieu évoque la future « solution Bao Daï » qui s’esquisse : « Selon Pignon, des perspectives s’ouvrent. Elles convergent en général vers l’idée d’un rétablissement monarchiste. Ce sera difficile à conjuguer. C’est normal : une restauration est toujours chose délicate, mais elle aide à sortir du chaos. » L’amiral considère quant à lui cette option comme un moindre mal, mais sans trop y croire… Il souhaite le même jour « qu’aucune collusion ne surgisse – si minime soit-elle – entre le G.R.V. [gouvernement révolutionnaire vietnamien] et la F.O.M. » (voir 29 décembre) mais aussi que le gouvernement français « dénonce les conventions et accords, non pour revenir sur leur substance, mais pour se libérer de mauvais partenaires ». Il en appelle enfin « à un gouvernement nouveau, capable de produire « un choc » »  (D’Argenlieu, 1985, p. 380).


31 décembre 46 : Arrivée de Leclerc à Hanoi avec les colonels Massu et Crépin. Selon le journal de son aide de camp, « le Général questionne, parle aux troupes, va les voir toutes […] L’après-midi, il se rend à Bac Ninh […] Il interroge encore, fait interroger, enregistre et ne prononce aucun jugement. » Les trois hommes désapprouvent toutefois la conduite de Morlière qu’ils jugent avoir manqué de fermeté et dont l’attitude a été fortement décriée par la population locale. Tous trois n’ont cependant pas été mis au courant de la liaison entre les événements d’Haïphong (pour lesquels Valluy et Dèbes portent une réelle responsabilité) et ceux d’Hanoi du 19. Leclerc demande le rappel de Morlière (Chaffard, 1969, pp. 85-86). N’ayant pas, du fait de ses attributions du moment, le pouvoir de révoquer un officier général, il en réfère à Moutet qui est seul habilité à le faire (Pedroncini, 1992, p. 301, note de bas de page).

HCM lance un nouvel appel à la poursuite de la lutte dans Hanoi (Salan 2, 1971, pp. 49-50). Il produit un décret-loi instituant la création d’un comité central de l’évacuation des populations déplacées et réfugiées qui sont accueillies, nourries et, selon les mots d’HCM, « doivent prendre part à la production » (Giap 1, 2003, p. 76).

Dans une lettre adressée au ministre de la Défense, le général De Lattre de Tassigny a établi que « l’ensemble des effectifs de l’armée comprend 460 000 hommes dont 6 000 gendarmes ; c’est donc le quart du total de nos forces qui sont engagées en Extrême-Orient […] » et en conclut « nous atteignons les limites de nos possibilités actuelles. » (cité in Pedroncini, 1992, p. 303) D’où les demandes limitées de renfort réclamées par Leclerc (voir 12 janvier 1947) dont le but doit être avant tout une reprise de négociations politiques avec le VM.

Raymond Aubrac a récemment rencontré Blum (voir 22 décembre). Il adresse ce jour une lettre au président du Conseil demandant à ce que Tran Ngoc Danh (représentant du gouvernement vietnamien en France) puisse se rendre rapidement au Vietnam pour chercher des solutions d’apaisement. Aubrac avait été chargé le 22 par Blum de rester en contact avec lui. Pour autant, Aubrac dira n’avoir jamais reçu la moindre réponse à son courrier (Aubrac, 2000, pp. 238-239). Aubrac sera sollicité ensuite 2 fois par Vincent Auriol (futur président de la République) et René Mayer (futur président du Conseil) pour se rendre au Vietnam et y rencontrer HCM : « Je refusai, ayant compris qu’on avait rien à proposer et que mon voyage ne servirait que d’alibi à des politiciens bien déterminés à poursuivre la guerre. » (Aubrac, 2000, p. 240)


Fin 46 : Les effectifs de l’armée vietnamienne atteignent 25 à 30 000 hommes mais seule une partie est correctement armée au Nord comme au Sud. S’y ajoutent les milices d’autodéfense, les Tu Ve, mal armés mais tenaces à Hanoi, ainsi que les « commandos de la mort » à vocation terroriste (Goscha, 2002, p. 34). Les Français ne disposent que de 13 000 hommes, souvent encore isolés dans leurs garnisons cernées par la VM.

Moutet envoie à Blum, Le Troquer (Défense) et au général Juin (chef d’état-major) un télégramme : « Ces actions militaires seront conduites à moindre frais si elles sont déclenchées rapidement avant que les troupes vietnamiennes aient eu le temps de développer et consolider leurs organisations – Stop. J’insiste pour que satisfaction soit donnée à la demande du Haut-Commissaire relative au renfort de quatre bataillons d’Infanterie et une compagnie de Génie rendus en Indochine avant fin janvier, indépendamment des 3 000 hommes d’Infanterie nécessaires pour recompléter les effectifs des troupes actuellement engagées dans dégarnir la Cochinchine. » (cité in Ruscio, 1985, p. 153)

Fin décembre, les pertes françaises depuis le déclenchement de l’insurrection du 19 décembre sont estimées pour toute l’Indochine à 110 militaires et 46 civils selon le journal Le Monde du 1er janvier 1947 (Ruscio, 1985, p. 144, note 43).

💬 Commentaires

Chargement en cours...