Avril 70 : Sondage analysant l’évolution de l’opinion publique américaine sur le conflit au Vietnam : pour 34 %, contre 51 %, sans opinion 15 % (Nouilhat in collectif, 1992, p. 60).
Un sondage Gallup réalisé aux États-Unis dans la communauté noire montre qu’ils ne sont plus que 27 % d’hommes et 19 % de femmes à soutenir l’engagement américain au Vietnam (voir mars 1966). Le même sondage réalisé dans la communauté blanche montre qu’il y a 41 % d’hommes et 30 % de femmes pour soutenir la guerre (Christol in collectif, 1992, p. 84).
Au moment où se prépare l’intervention au Cambodge, aux États-Unis seuls 9 % des Noirs approuvent Nixon alors que 42 % des Blancs le font (Porte, 2008, p. 282).
Selon Debouzy, « en avril 1970, à l’appel de toutes les organisations regroupées dans le Student Mobilization Committee des manifestations eurent lieu à San Francisco, Berkeley, New York, Boston. Elles se renouvelèrent à la fin du mois après l’invasion du Cambodge. » (Debouzy, 2003, p. 30)
1er avril 70 : Ouverture officielle d’un bureau de la C.I.A. à Phnom Penh dirigé par Lloyd Rives (Kissinger 1, 1979, p. 506).
Selon Cappolani, les actions antérieures de la C.I.A. au Cambodge et leur rôle dans le renversement de Sihanouk n’ont pas pu être clairement démontrées. Selon le même, « Nixon, lorsqu’il fut informé [du renversement de Sihanouk], demanda au secrétaire d’État Rogers : « Que diable foutent ces clowns à Langley ? » Langley était le siège de la Centrale de renseignement, en Virginie, et par « ces clowns » il désignait les dirigeants de la C.I.A. qui n’avaient pas su anticiper le coup d’État. » (Coppolani, 2018, p. 67)
3 avril 70 : Les forces vietminh et vietcong quittent leurs camps de base et se dirigent au cœur du Cambodge pour renverser le nouveau gouvernement. Les troupes cambodgiennes fidèles au nouveau régime sont obligées d’évacuer le Bec de Perroquet. Les N-V prennent ainsi le contrôle du delta du Mékong (Kissinger 1, 1979, p. 484).
Le choix de la vietnamisation voulu par l’administration Nixon commence à être remis en cause publiquement par la presse américaine. Richard Halloran du New York Times écrit : « Nous avons une armée d’un demi-million d’hommes bien commandés, bien entraînés et superbement équipés et pourtant nous n’avons pas réussi à battre les communistes : comment pouvons-nous espérer que l’armée sud-vietnamienne y parvienne seule ? » (cité in Wainstock, Miller, 2019, p. 256).
4 avril 70 : Troisième négociation secrète. Xuan Thuy rejette à nouveau le délai de 16 mois négocié initialement pour l’évacuation américaine. Hanoï exige désormais 6 mois. Le retrait mutuel est inacceptable : il ne peut avoir lieu qu’après le retrait des U.S.A. et être négocié uniquement avec un autre gouvernement s-v différent de celui qui est actuellement en place. Aucun règlement n’est possible tant que Thieu, Ky, Kiem et les dirigeants s-v seront présents. Suite à l’intervention américaine au Cambodge, le processus des négociations secrètes sera bloqué et ne reprendra que le 7 septembre (Portes, 2016, p. 67).
Le Laos subit lui aussi une escalade dans la guerre. Selon Thuy (négociateur n-v), la neutralité du Cambodge comme pour le reste de l’Indochine est un non-sens. Au bout de trois rencontres, les N-V n’ont rien concédé et sont restés fermes sur leurs positions. Le S-V est écarté de ces pourparlers secrets mais sera informé de leur teneur, ultérieurement et partiellement, tout comme l’ambassadeur de Saigon, Ellsworth Bunker (Kissinger 1, 1979, p. 453 et p. 465).
Laird (secrétaire à la Défense) revient à la charge en envoyant un long rapport. Il préconise : un retrait programmé et mensuel des forces américaines ; l’avancée des négociations diplomatiques et la promulgation d’un cessez-le-feu au Vietnam ; une désescalade au Laos et Cambodge ; la nomination d’un nouvel ambassadeur américain à la Conférence de Paris et l’utilisation massive des B-52.
Il ignore que ces points ont été rejetés par l’intransigeance de Le Duc Tho lors des négociations secrètes. Celui-ci sait que la situation militaire américaine s’est complexifiée et donc nettement affaiblie. Théoriquement, ces points ne relevaient pas du Secrétaire à la Défense qui se sent de plus en plus mis sur la touche par le conseiller à la Sécurité nationale. Selon Kissinger, il n’y avait pas de solution diplomatique : la seule négociation possible est d’accepter les exigences des N-V ou de les contraindre militairement à négocier et faire des compromis. Avouant sa position de faiblesse, il écrit dans ses mémoires : « Nous perdions les atouts dont nous avions besoin pour négocier [...] L’effondrement devenait inévitable par notre désir de l’éviter. » (Kissinger 1, 1979, p. 494)
5 avril 70 : Sihanouk remet à la presse une nouvelle proclamation portant la mention « traduction française ». Jusque-là toutes ses déclarations à la presse avaient été faites en Français. Selon les observateurs, ce message change du ton habituel de sa prose. Il entend diriger son peuple et ne pas être un simple compagnon de route. Il affirme « son devoir d’accompagner notre jeunesse et nos intellectuels patriotes et progressistes dans leur lutte, leur résistance, leur révolution armée dont le but est d’assurer à notre nation une vie nouvelle basée sur une justice sociale pleine et entière, une démocratie authentiquement populaire. » (cité in Tong, 1972, pp. 178-179)
8 avril 70 : Abrams (commandant du M.A.C.V.), Bunker (ambassadeur à Saigon) et Thieu s’accordent sur un retrait de 15 000 soldats américains sur un an mais à condition que le gros des forces américaines reste sur place pour l’année 1970. Les sorties de B-52 doivent être maintenues, en particulier pour la première moitié de 1971, au moment où les réductions de troupes américaines seront encore plus importantes (Kissinger 1, 1979, p. 496).
9 avril 70 : Le frère de Lon Nol, Lon Non, demande une entrevue à l’ambassade américaine de Phnom Penh. Il déclare que le Cambodge va faire passer ses effectifs militaires de 35 000 à 60 000 hommes et demande en conséquence de l’armement aux Américains. Le nombre d’armes demandées dépasse les capacités américaines de production. La demande est donc rejetée. On suggère aux Cambodgiens de s’adresser à la France, mais ce refus provoque des dissensions entre l’actuel gouvernement du Cambodge et les U.S.A. (Kissinger 1, 1979, p. 487-488). Les très faibles approvisionnements en armes (3 000 fusils selon Kissinger) se feront uniquement par transfert des S-V qui ont récemment bénéficié des largesses américaines (Kissinger 1, 1979, pp. 488-489).
10 - 16 avril 70 : Au Cambodge, poursuite du massacre de milliers de civils vietnamiens par l'armée de Lon Lol, notamment à Prasot, Takeo et l’île de Ta Chhar. Ouverture de camps de détention pour les Vietnamiens.
11 avril 70 : Manifestation au stade olympique de Phnom Penh en faveur de la proclamation de la république. Le pays cesse d'être le « Royaume du Cambodge » pour devenir, jusqu'à la proclamation de la république, « l'État du Cambodge », dénomination qu'il portera à nouveau de 1989 à 1993.
14 avril 70 : Lon Nol, nouvel homme fort du Cambodge suite au renversement de Sihanouk, demande « toute aide étrangère inconditionnelle, de toute source », mais en fait une assistance militaire purement américaine. Celle-ci, préparée de longue date, sera rapide mais restreinte (voir 9 avril). La progression des troupes communistes s’intensifie en cherchant à couper Phnom Penh du reste du pays. Lon Lol entend faire passer son armée de 10 000 à 30 000 hommes mais ne possède à ce jour ni l’armement ni l’encadrement nécessaires (Francini 2, 1988, p. 365).
Une quarantaine d'hélicoptères américains lancent une opération éclair sur Krek (Cambodge, province de Kompong Cham).
Mi-avril 70 : L’armée cambodgienne de Lon Lol a vu affluer 70 000 volontaires, soit 60 000 de plus que ce que le gouvernement avait demandé. Mais ces recrues sont incorporées à la hâte, mal équipées et reçoivent une instruction assez fantaisiste. Nombre d’étudiants ou de citadins peu aguerris rejoignent les rangs d’une armée qui sera toujours de très piètre qualité face à l’endurcissement et la ténacité des combattants n-v et kr (Shawcross, 1979, p. 120).
15 avril 70 : Les U.S.A. accordent une aide financière assez dérisoire de 5, puis 10 millions de dollars au Cambodge par le biais d’« un gouvernement ami » (Kissinger 1, 1979, p. 489). Réunion du Washington Special Actions Group (W.S.A.G.) qui en décide. Nixon estimera à posteriori dans ses mémoires : « Notre réaction fut pitoyable. » (Nixon, 1985, p. 129)
Sihanouk produit un nouveau message destiné à la presse étrangère dans la veine de celui du 5 : il reconnaît son échec mais aussi son désir de vengeance. Oubliant ses réticences antérieures à l’égard de l’idéologie marxiste en faveur d’un socialisme bouddhique qu’il reconnaît être un « échec », il avoue vouloir engager son peuple dans une voie qui doit amener le communisme au Cambodge.
Il évoque, non sans une certaine dose de lyrisme qui lui est familier, « la lutte que je suis déterminé à mener jusqu’à son terme (ou au moins jusqu’à ma mort éventuelle dans un maquis où je m’intégrerai dans quelque temps), je poursuis entre autre un but personnel : je dirai que je veux me venger. Désormais, je suis engagé d’une façon irréversible dans le combat. A ce combat, je donne un sens élevé. Je veux le mener avec mes partisans et avec notre jeunesse progressiste pour amener cette jeunesse au pouvoir et lui permettre ainsi de réaliser son rêve de justice sociale et de socialisme (le socialisme tel qu’on l’entend dans les grands pays socialistes). » (cité in Tong, 1972, pp. 179-181) Il oublie simplement de préciser que Sihanouk n’est pas Che Guevara, loin s’en faut…
16 avril 70 : Au Cambodge, les troupes n-v et vietcong effectuent des raids contre la capitale de la province de Takeo, au sud de Phnom Penh (Kissinger 1, 1979, p. 484).
Yakov Malik, représentant permanent de l’U.R.S.S. à l’O.N.U. propose de faire une « nouvelle Conférence de Genève » pour relâcher les tensions en Indochine. Kissinger pense que cette proposition ne peut être faite sans l’aval des N-V (Kissinger 1, 1979, p. 490).
L'étendue et l'atrocité des massacres de civils vietnamiens au Cambodge suscitent une intense émotion dans la communauté internationale.
17 avril 70 : Nixon, sur les conseils de Kissinger, demande une étude sur les opérations aériennes nécessaires pour accompagner la vietnamisation du conflit (Kissinger 1, 1979, p. 495). L’amiral John McCain (commandant des forces du Pacifique) confie à Nixon que le calendrier des retraits américains doit être souple (Kissinger 1, 1979, p. 496).
Le sauvetage d’Apollo 13 mobilise l’attention de Nixon – qui se rend à Hawaï – au détriment du reste (Kissinger 1, 1979, p. 500). Toutefois le président profite de l’occasion pour évoquer la situation au Cambodge avec l’amiral John D. McCain, commandant en chef des forces armées américaines dans le Pacifique. Ce dernier déroule une carte sur laquelle la moitié du pays est peinte en rouge pour mieux montrer l’emprise communiste. Il incite le président à réagir rapidement. Nixon emmènera le document à sa résidence de San Clemente pour convaincre Kissinger de la gravité de la situation (Shawcross, 1979, p. 139).
Plusieurs postes gouvernementaux au Cambodge, proches de la capitale provinciale de Semmoromon, sont pris par les N-V (Kissinger 1, 1979, p. 500).
18 avril 70 : La proposition de Yakov Malik (voir 16 avril) est retirée (Kissinger 1, 1979, p. 490).
19 avril 70 : Nixon projette d’indiquer le lendemain son programme à la presse, sans en informer ni Laird (Défense) ni Rogers (secrétaire d’État), tous deux opposés au futur engagement américain au Cambodge. Ils ne sont ni l’un ni l’autre informés de son contenu. Kissinger renonce pour l’instant à annoncer un chiffre global du retrait américain, alors que Nixon le fera sous peu (voir 20 avril). Il est prévu un retrait de 150 000 hommes d’ici la fin du printemps 1971, dont 60 000 en 1970 et 90 000 en 1971.
Cette annonce permet de maintenir le gros des forces américaines, alors que la pression sur le Laos et le Cambodge est des plus fortes. Nixon estime qu’il ne sera pas jugé d’ici les élections au Congrès de novembre sur le nombre d’hommes laissés au Vietnam mais sur la manière dont les Américains quitteront le Vietnam. Laird acquiesce, « avec une apparence de bonne grâce ».
Selon Kissinger, le problème américain est avant tout de résoudre « notre vision et la réalité du débat public » : les concentrations n-v au Laos et au Cambodge s’opposent de fait à un projet de retrait unilatéral voulu par les N-V.
Nixon s’enferme alors « dans [une] solitude absolue » et refuse de communiquer avec ceux qui le désapprouvent. Selon Kissinger, « le Président s’isola de plus en plus et le pouvoir de décision central se trouva de plus en plus concentré à la Maison Blanche, ce qui, en retour, exacerba les rancœurs et l’humeur contestataire des membres du gouvernement. » (Kissinger 1, 1979, pp. 497-499)
Nixon rencontre l’amiral John S. McCain Jr. (commandant des forces américaines dans le Pacifique) qui lui confirme, comme l’ont fait au préalable Abrams (commandant en chef du M.A.C.V.) et Bunker (ambassadeur à Saigon), que le régime cambodgien ne survivra pas à un assaut des N-V. Or pour Nixon, selon Coppolani, l’effondrement du Cambodge « aurait pour effet de remettre en cause les fondements mêmes de la stratégie américaine au Vietnam, en particulier la « vietnamisation » du conflit, soit le départ progressif des troupes américaines. » (Coppolani, 2018, p. 68) Pour le président, l’intervention des troupes américaines terrestres au Cambodge s’impose donc de fait.
20 avril 70 : Dans une allocution télévisée teintée d’optimisme de bon aloi, Nixon annonce un retrait de 60 000 hommes pour l’année en cours et 90 000 pour 1971. Mais cette annonce paraîtra peu crédible aux auditeurs car, dès le 29, le président annoncera l’envoi de troupes au Cambodge (voir 22 avril). Nixon reconnaitra lui-même ces atermoiements a posteriori : « Le public eut l’impression d’un inexplicable revirement de politique. Mais des événements échappant à notre contrôle nous avaient forcé la main [voir 18 mars]. » Il évoque également lors de cette allocution la situation au S-V et les derniers développements au Cambodge : « Les efforts de pacification vont bientôt aboutir […] Nous arrivons enfin en vue de la paix équitable que nous cherchons. » (Portes, 2016, p. 64 ; Nixon, 1985, p. 127 ; Shawcross, 1979, p. 139).
Au Cambodge, la situation est de plus en plus critique pour le gouvernement Lon Lol. Les forces communistes sont parvenues à peine une vingtaine de kilomètres de Phnom Penh, avant d’être provisoirement repoussées. Lon Nol demande officiellement l'aide militaire américaine. Pour Nixon, il est désormais plus qu’urgent d’intervenir.
21 avril 70 : Tôt au lendemain de son allocution télévisée, Nixon convoque Richard Helms (directeur de la C.I.A.) à la Maison Blanche. On évoque le risque de prise de Phnom Penh. Helms, détenteur d’un rapport alarmiste de ses services sur la situation au Cambodge, se garde bien de l’évoquer directement avec le président estimant que cela aurait « fait mauvais effet » (Shawcross, 1979, p. 140).
Nixon déclare à Laird (Défense) que « nous devons jouer dur » pendant les deux ou trois mois à venir. Il repousse les récentes objections financières de Laird (Kissinger 1, 1979, p. 497).
Les N-V attaquent Takeo au Cambodge et coupent la route qui relie cette ville à Phnom Penh. L’encerclement de la capitale a démarré. Sihanouk diffuse sur les ondes de la radio clandestine vietcong un nouvel appel à renverser Lon Nol (Kissinger 1, 1979, p. 500).
Le général Westmoreland (chef d’état-major interarmes) informe Abrams de l’inquiétude de Nixon. Le commandant du M.A.C.V. préconise une escalade progressive de la participation américaine par le biais d’opérations combinées avec les forces républicaines cambodgiennes. Le général Wheeler lui télégraphie le soir que les opérations s-v devaient démarrer le 27 et précise : « Notre but est d’utiliser au maximum les forces de l’armée sud-vietnamienne, de façon à minimiser l’engagement américain, et à faire en sorte que les Américains se fassent remarquer le moins possible. » (Shawcross, 1979, p. 142)
22 avril 70 : Réunion du C.N.S. et étude de trois options contre les bases n-v au Cambodge : ne rien faire (position des Affaires étrangères et de la Défense) ; attaquer les sanctuaires avec uniquement des forces s-v ; attaquer conjointement avec les forces s-v et américaines (position défendue par Bunker, Abrams et l’état-major interarmes). Deux sanctuaires sont visés : le « Bec de Perroquet » (ou « de Canard », province cambodgienne de Svay Rieng) qui n’est qu’à 50 km de Saigon et une autre, plus au nord, dit de l’« Hameçon », qui potentiellement protège le C.O.S.V.N. n-v, Q.G. qui gère toutes les opérations au S-V (voir 24 avril) et que les opérations Junction City 1 et 2 n’avaient pu détruire ni en avril ni en mai 1967. Or l’armée s-v n’est pas jugée assez forte par les Américains pour mener ces deux opérations de front (Nixon, 1978, p. 324 ; Kissinger 1, 1979, p. 506).
Les Américains se trouvent coincés entre deux alternatives négatives : si le Cambodge tombe, les U.S.A. se trouveront confrontés à un retrait unilatéral aux airs de défaite ; si l’attaque est menée par leurs troupes, on les accusera d’étendre encore plus la guerre. Rogers (secrétaire d’État) et Laird (Défense) demeurent opposés au projet d’attaque. L’intervention du vice-président Spiro Agnews est décisive : si l’on veut réussir la vietnamisation, il faut mener les deux attaques avec les forces américaines et avec l’appui massif des B-52 (Kissinger 1, 1979, pp. 507-508). Ces bombardements massifs vont pousser une bonne partie du peuple cambodgien dans les bras des KR et des ennemis des Américains.
Arrivée de Sihanouk à Canton (voir 23 – 25 avril).
23 avril 70 : Poursuite de la progression n-v au Cambodge. Les N-V prennent des ponts stratégiques pour isoler Kratié malgré l’intervention massive de l’aviation s-v (Kissinger 1, 1979, p. 508). L'offensive des Forces armées populaires de Libération nationale khmères (F.A.P.L.N.K.) contre la capitale est cependant pour l’instant stoppée.
23 – 25 avril 70 : La traditionnelle conférence des peuples d’Indochine se tient officiellement « dans une localité de la région frontalière Laos-Vietnam-Chine » mais dans les faits à Canton. Sihanouk (toujours en exil en Chine) conduit la délégation cambodgienne (en l’absence de Khieu Samphan, Hu Nim et Hou Youn), le prince Souphanouvong (président du Pathet Lao) la laotienne, Nguyen Huu Tho celle du G.R.P. s-v venu en nombre, Pham Van Dong (premier ministre) celle du N-V.
On y évoque la situation du moment mais aussi les bases des futures relations entre les différentes parties. Est produit un texte : « Les parties cambodgienne, lao, sud-vietnamienne affirment hautement leurs objectifs de combat : l’indépendance, la paix, la neutralité, l’interdiction de toute présence de troupes ou de bases militaires étrangères sur leur sol, la non-participation à une alliance militaire quelconque, l’interdiction de l’utilisation de leurs territoires par un pays étranger quelconque en vue d’une agression contre d’autres pays […] Le peuple de la République démocratique du Vietnam respecte pleinement ces aspirations légitimes et soutient de toutes ses forces la lutte pour ces nobles objectifs. »
Au-delà des mots contenus dans cette déclaration, il existe cependant un principe de coopération militaire et la promesse de « se prêter un soutien réciproque selon le désir de la partie intéressée et sur la base du respect mutuel. »
Zhou Enlaï est présent lors du banquet de clôture durant lequel il déclare : « La situation internationale est excellente. L’impérialisme américain chancelle sous les coups des trois peuples d’Indochine et des peuples du monde entier, et il est la proie de difficultés graves, chez lui comme à l’étranger. Le voici maintenant dans une impasse, où tout devient de plus en plus difficile. » Il ajoute : « Les 700 millions de Chinois soutiendront de toutes leurs forces les trois peuples d’Indochine, et l’immense territoire de la Chine est leur plus sûre base-arrière. Les trois peuples frères d’Indochine peuvent être assurés que le peuple chinois sera toujours à leur côté dans la lutte commune contre l’impérialisme américain. Soyons unis, combattons tous unis et ensemble nous vaincrons. » (cité in Burchett, 1970, pp. 77-79) Pour autant, selon Tong, un an après la précédente réunion, « les dirigeants du sommet indochinois ne se sont pas réunis, aucun organisme permanent de cette conférence n’a été mis sur pied. » (Tong, 1972, p. 218).
Lors d’une réunion à laquelle n’assiste pas Laird (Défense) qui ne sera d’ailleurs pas informé de son contenu, Nixon estime que les Américains doivent intervenir auprès des S-V avec des forces terestres. Il téléphone à Kissinger qui se trouve chez le sénateur Fullbright et lui demande d’élaborer un plan d’attaque combinée sur les zones 352 et 353 (« Hameçon » et « Bec de Canard ») qui avaient été attaquées un an auparavant lors des opérations Menu et Breakfast. Bien qu’ayant largué plus de 29 000 tonnes de bombes, Abrams est persuadé que le C.O.S.V.N. est toujours actif. Pour certains officiers du Pentagone, il s’agit d’un bunker bétonné situé à 80 mètres sous terre renfermant 5 000 fonctionnaires et techniciens. Nixon semble de cet avis. Le général Wheeler précise à nouveau que, selon lui, les Américains ne doivent pas intervenir dans un premier temps et surtout ne pas pénétrer en territoire cambodgien (Shawcross, 1979, pp. 143-144).
24 avril 70 : Nouvelle réunion informelle des Américains. Les décisions prises ici seront officialisées au cours du C.N.S. du 26.
Nixon donne son feu vert pour une opération combinée entre les Américains et les S-V afin de mener une attaque s-v sur le « Perroquet » (ou « Bec de Canard » à 53 km au nord-ouest de Saigon) et une attaque américano-sud-vietnamienne sur « l’Hameçon », siège présumé du C.O.S.V.N. situé plus au nord, à 80 km de Saigon (carte in Tertrais, 2004, p. 38 ; Kissinger 1, 1979, p. 508 et Nixon, 1978, pp. 324-326). Ce projet d’opération n’est soutenu ni par Mel Laird (Défense) ni par Bill Rogers (secrétaire d’État) qui estiment qu’une intervention américaine est une manière de reconnaître que le programme de vietnamisation ne fonctionne pas (Nixon, 1978, p. 332).
Le soir, Kissinger convoque ses « colombes », William Watts, Roger Morris, Tony Lake, Larry Lynn et Winston Lord. Il leur dissimule les objectifs de l’opération à venir et surtout la véritable portée de l’engagement américain en prétendant qu’il n’impliquerait que quelques avions (Shawcross, 1979, p. 145).
24 - 25 avril 70 : Les derniers Français quittent la plantation d’hévéas Michelin de Memot (province de Kompong Cham) bombardée par l'aviation américaine.
26 avril 70 : Réunion du C.N.S. officialisant les décisions informelles du 24. Cette fois, malgré leur opposition au projet d’intervention au Cambodge, ont été conviés Laird (Défense) et Rogers (secrétaire d’État) aux côtés de Wheeler, Kissinger et Helms. Peu de monde a été mis au courant des projets de Nixon. Les militaires seront eux-mêmes étonnés du peu d’informations et des délais courts qui leur sont donnés pour monter l’opération. Ni la Commission des Affaires étrangères du Sénat ni le Congrès ne sont mis au courant de manière explicite de cette intervention prévue pour le 30 avril.
27 avril 70 : Nixon rencontre Laird (Défense) et Rogers (secrétaire d’État), et ce n’est qu’à la veille même du déclenchement de l’opération que les deux hommes comprennent que les Américains vont y être largement partie prenante (Shawcross, 1979, p. 147).
28 avril 70 : Déclenchement par Nixon des ordres pour l’opération Total Victory, opération combinée avec les S-V avec implication terrestre des troupes américaines. Les commandos américains ont l’autorisation de s’enfoncer jusqu’à 30 km en territoire cambodgien. Ce n’est qu’à ce moment que Kissinger charge un de ces collaborateurs, William Watts, de coordonner les travaux de l’équipe mais ce dernier va trouver son supérieur hiérarchique et lui déclare qu’il est opposé à cette action. Kissinger lui réplique : « Vos opinions sont le reflet de la lâcheté de toute la haute société de la côte est des États-Unis. »
Watts démissionne et une crise s’installe dans l’équipe des conseillers de Kissinger. Il est suivi par d’autres collaborateurs, Roger Morris et Tony Lake qui, depuis longtemps déjà, n’apprécient plus la politique de l’administration (Shawcross, 1979, p. 148-149).
Les U.S.A. sont confrontés au Cambodge au dilemme suivant : ou laisser envahir le pays par les N-V ou intervenir militairement, soutenir Lon Lol et le S-V, dans un pays indépendant et reconnu comme tel par les Nations-Unies, y compris l’U.R.S.S. Ils choisissent la deuxième option, sans toutefois obtenir l’unanimité au sein de l’administration. Loin s’en faut. (Kissinger 1, 1979, p. 502). Fidèles à leur politique internationale du moment, Nixon et Kissinger espèrent ainsi faire pression sur l’U.R.S.S. pour obtenir la tenue d’une conférence internationale sur le Cambodge.
Poursuite de la conférence des peuples indochinois (voir 23 – 25 avril). Pham Van Dong promet à Sihanouk en présence de Zhou Enlaï d’aller planter sur la frontière khméro-vietnamienne une « borne de l’Amitié », symbole du respect mutuel par les deux pays de leur intégrité territoriale et de leur indépendance nationale (Sihanouk, 1979, p. 81).
29 avril 70 : Retiré à Camp David, Nixon travaille à son discours du lendemain. Il reçoit Kissinger et Haldeman pour évoquer avec eux le contenu. Ils ne lui font que des remarques de détail. Après bien des tergiversations, des tiraillements et une nouvelle omission d’information au Congrès et au peuple américain, Nixon a avisé la veille du déclenchement de l’offensive son secrétaire d’État à la Défense Laird et le secrétaire d’État Rogers qu’il a décidé d’envoyer 40 000 soldats s-v et 20 000 américains au Cambodge pour nettoyer une fois pour toutes les sanctuaires de l'A.P.V.N. Les deux hommes craignent « une tempête de protestations ». Pour autant, Nixon annoncera publiquement cette décision le lendemain sans changer un mot à son allocution (Wainstock, Miller, 2019, p. 260 ; Kissinger 1, 1979, p. 490 ; Nixon, 1978, p. 326).
30 avril 70 : Jusqu’alors, Sihanouk le « neutraliste » s’était toujours opposé à une opération terrestre s-v ou américaine sur son territoire. Lon Lol rompt cet engagement en autorisant une incursion américano-sud-vietnamienne, sachant qu’il ne ne dispose lui-même que d’une armée mal préparée.
L’armée américaine et l'A.R.V.N. entrent au Cambodge pour accomplir l'opération Total Victory. Elle fait suite aux opérations Junction City 1 et 2 qui avaient eu lieu de mars à mai 1967 et s’étaient soldées toutes deux par des échecs. Elle vise à nouveau deux sanctuaires précis : le « Bec de Canard » à l’ouest de Tay Ninh où se trouvent les présumés organes de direction du G.R.P. et du F.N.L. et, plus au nord, l’« Hameçon », où se trouve la plantation de Mimot, présumé Q.G. du Bureau central pour le Sud (Truong Uong Cuc, une émanation du Lao Dong appelé C.O.S.V.N. par les Américains ; carte in Tertrais, 2004, p. 38).
30 000 soldats américains et 50 000 Sud-Vietnamiens sont finalement engagés (Tucker, 2000, pp. 57-59 ; Sigler, 1992, p. 116). Le commandement de l’opération est assuré par le général s-v Dao Cao Tri. Or, au moment précis du déclenchement de l’offensive, les forces communistes ont déjà opéré, et ce, depuis le 19 mars, une très grande partie du repli de leurs instances dirigeantes, qu’elles soient politiques ou militaires, sur Kratié (témoignage in Truong Nhu Tang, 1985, pp. 189-199 ; carte du repli, p. 199).
L’intervention américaine au Cambodge apparaît avant tout comme le seul moyen de préserver la vietnamisation du conflit chère à Nixon et Kissinger et donner à l’armée de Saigon suffisamment de répit pour lui permettre de prendre le contrôle de territoires importants toujours tenus par les communistes : la région de Saigon et du delta du Mékong (carte in Truong Nhu Tang, 1985, p. 186).
Le bilan militaire de cette opération sera mitigé : les S-V participent activement à l’engagement mais la prise du centre de commandement n-v – le très fantomatique C.O.S.V.N. – se résume rapidement à la destruction de quelques huttes vides... 2 000 ennemis sont tués, des fortifications détruites et des stocks d’aliments et d’armes neutralisés (22 892 armes individuelles, 143 000 roquettes, 5 482 mines, 41 000 kg d’explosifs et 435 véhicules sont pris). Rien au total qui ne change vraiment des habituelles opérations coup de poing du fait du déplacement anticipé des centres névralgiques qui étaient en fait les objectifs principaux visés mais qui ont disparu... Selon Ponchaud, le comportement des troupes s-v est particulièrement brutal lors de cette opération : « Leur sauvagerie poussera nombre de paysans cambodgiens à opter pour le camp des Khmers rouges. » (Ponchaud, 2005, p. 186)
Les réactions négatives de l’opinion publique aux U.S.A. sont considérables, bien plus massives que ce qui avait été prévu par l’administration Nixon, notamment dans les collèges et universités qui organisent des mouvements de protestation dont deux se solderont par des morts dans le rang des étudiants (voir 2 et 4 mai).
Au Congrès où l’on parle de « crise constitutionnelle », l’indignation est à son comble (voir 1er mai). Quant à l’opinion publique américaine, la crédibilité du président, au vu de ses récentes promesses de retrait, est totalement remise en question (Portes, 2008, p. 239). L’administration est elle-même de plus en plus divisée : quatre conseillers de Kissinger ont démissionné (voir 24 avril). Le secrétaire d’État à l’Intérieur, Walter Hickel, en désaccord avec la manière dont Nixon gère la guerre du Vietnam et autorise la répression contre la jeunesse, condamne ces actions (Francini 2, 1988, p. 367).
Le soir même, dans un discours, Nixon précise que l’intrusion au Cambodge n’est pas une invasion, mais simplement une extension tactique du conflit sud-vietnamien. Il y justifie son silence auprès du Congrès pour des raisons de sécurité. Il ment en déclarant que, durant 5 ans, les États-Unis ont « strictement respecté » la neutralité du Cambodge et « n’avaient pris aucune mesure » contre les refuges. Il affirme que l’engagement américain ne durera pas plus de 60 jours et ne dépassera pas les 35 km à l’intérieur des terres cambodgiennes. C’est en fait une simple opération de sécurité qui, selon Nixon, permettra d’assurer le retrait de 150 000 Américains jusqu’à la fin de l’année.
Il justifie cette intervention en ces termes : « Si, dans les moments cruciaux, les États-Unis se comportent comme un pauvre géant sans défense, alors les forces du totalitarisme et de l’anarchie menaceront les pays libres et les institutions démocratiques dans le monde entier. » Il conclut son allocution d’un : « Ce soir, ce n’est pas notre puissance qui est mise en cause, c’est notre détermination. » (cité in Wainstock, Miller, 2019, p. 260)
Dans un premier temps qui ne dure pas et, selon un processus déjà rôdé sous LBJ (soutien ponctuel puis désaveu), l’opinion publique approuve l’intervention par des chiffres allant de 53 % en mars à 59 % fin mai (voir 4 mai) d’opinions positives. La réaction de la jeunesse et des médias (voir 1er mai) est quant à elle totalement différente mais pèse assez peu, du moins dans un premier temps.