Mai 1975 : Le nouveau gouvernement des KR forme un État dénommé « Kampuchéa démocratique ». Ses structures étatiques demeureront toujours secrètes.
Avec la chute de Saigon, les N-V s’emparent de plus de 5 millions de dollars de matériel militaire : 550 tanks, 73 chasseurs à réaction F-5, 1 300 pièces d’artillerie, 1 600 000 fusils (Snepp, 1979, p. 447). S’y ajoutent les réserves d’or de la banque centrale s-v qui n’ont pu être évacuées par Thieu.
De mai 1975 à mai 1976, le Sud est placé sous administration militaire (Guillemot, 2018, p. 216).
1er mai 75 : Gerald Ford adresse un compte rendu des opérations d’évacuation du S-V au Congrès. Ce dernier n’a pas été consulté dans les formes au sujet de l’opération dont le président a pris l’entière responsabilité en tant que commandant en chef des forces armées. Ford est obligé de reconnaître des échanges de coups de feu ont été accomplis « dans certaines occasions », sans l’aval du Congrès et donc en violation de la loi votée sous son prédécesseur. La présence d’étrangers sur les bateaux de guerre américains pose également un problème de légalité. Ford se justifie par la voix de son attaché de presse en invoquant « des raisons morales et non légales ». Celui-ci, citant le président, déclare : « Je l’ai fait parce que ces gens auraient été tués, et j’en suis fier. » (Snepp, 1979, pp. 441-442)
Pour la fête du travail, les nouvelles autorités organisent à Saigon un rassemblement devant le palais de l’Indépendance afin de commémorer « la victoire du peuple vietnamien ». Les fonctionnaires en place n’ont pas été conviés à cette manifestation (Todd, 1987, p. 404).
Le général Tran Van Tra qui opérait les derniers nettoyages dans la région de Saigon est convoqué par Le Duan et le Politburo pour diriger le Comité militaire de Saigon-Gia Dinh. Sur ordre de la même instance, il donne l’ordre de libérer le président Minh, le vice-président Nguyen Van Huyen et le premier ministre Vu Van Mau. L’heure semble être pour l’instant à réconciliation. Tra déclare alors que « la révolution est juste, digne, modérée et tolérante. Elle se sert de la justice pour combattre la brutalité et remplace la cruauté par l’humanité. » Les trois anciens dirigeants vont dans le même sens. Ils seront tous trois placés en résidence surveillée (Todd, 1978, pp. 406-407). Sans avoir subi de rééducation, Minh sera autorisé à émigrer en 1981 pour la France où il avait placé une grande partie de ses avoirs (Todd, 1978, p. 414).
4 mai 75 : Les KR s’en prennent à deux îles vietnamiennes dans le Golfe du Siam : Phu Quoc et To Chu. C’est le début d’un long conflit territorial entre les KR et les Vietnamiens. Les KR commencent à se positionner sur la frontière en vue de reconquérir ce qu’ils appellent le « Kampuchéa Krom » (la Cochinchine).
6 mai 75 : Évacuation à l’ambassade de France de Phnom Penh d’un deuxième convoi de ressortissant français vers la Thaïllande. Le vice-consul Jean Dyrac fait partie de ce convoi. L’ambassade, complètement ravagée après la période des KR, ne rouvrira que le 12 juillet 1995.
7 mai 75 : L’un des navires de la flotte de sauvetage américaine, le Pionner Commander, débarque dans l’île de Gam 4 670 passagers qui seront redirigés ultérieurement sur l’île japonaise d’Okinawa (Todd, 1978, pp. 409-410).
Arrivée de Giap à l’aéroport de Tan Son Nhut. Il est emmené au Palais de l’indépendance qui vient d’être transformé en résidence pour les invités officiels. Il est accueilli par le général Tran Van Tra, nommé chef du comité militaire chargé d’administrer Saigon (Bui Tin, 1999, p. 129)
8 mai 75 : Kissinger annonce qu’il continue à assumer ses fonctions de secrétaire d’État à la Sécurité nationale : « […] je pense que ce ne serait pas un service à rendre au pays si je partais tant que le président a confiance en moi et me demande de rester à mon poste […] » Il s’auto-congratule : « […] je ne pense pas qu’il soit juste de dire que notre politique étrangère ait échoué […] Le plupart de nos revers, nombre de nos revers sont dus à des problèmes de politique intérieure […]. » (cité in Todd, 1978, p. 410). Nixon, Ford et Kissinger entretiendront désormais un même discours : c’est le Congrès qui, par ses restrictions budgétaires, est responsable de la déroute s-v.
Retour d’Aubrac du Vietnam. Il se rend directement à New York pour rendre compte de sa mission auprès du secrétaire général de l’O.N.U. (Aubrac, 2000, p. 416).
9 mai 75 : Le sous-secrétaire d’État Philip Habib (sous-secrétaire d'État adjoint chargé des affaires politiques) rédige un mémorandum : les U.S.A. ont demandé à la France de les représenter au Vietnam. Les Français ayant gardé une ambassade à Saigon ont accepté, sous réserve d’une approbation vietnamienne. Des problèmes demeurent cependant à régler entre les États-Unis et le Vietnam : 900 M.I.A. et 1 400 corps qui n’ont pas été retrouvés ; 150 Américains civils demeurent prisonniers au Vietnam (missionnaires, journalistes, médecins et infirmières demeurés volontairement) ; les Américains ont laissé au Sud-Vietnam des biens d’une valeur de 100 millions de dollars. Les Vietnamiens ont demandé à ce que ce soit l’Algérie qui prenne en charge ces valeurs. Pour l’instant, Philip Habib n’exclut pas une normalisation à terme des rapports entre les deux pays (Todd, 1978, pp. 410-411).
Aubrac rencontre Kurt Waldheim au siège de l’O.N.U. Il lui rend compte de sa mission et liste tous les dirigeants n-v et du G.R.P. qu’il a rencontrés. Il souligne combien il est urgent d’apporter une aide d’urgence de la communauté internationale aux pays meurtris par la guerre. Waldheim est étonné par le refus du Cambodge à recevoir la moindre aide. Le secrétaire général lui recommande de préparer les premières actions internationales (Aubrac, 2000, pp. 416-417).
10 - 25 mai 75 : Poursuites des querelles de frontières entre le Vietnam et la Cambodge. Elles sont anciennes, issues de la période coloniale française.
Après avoir occupé l’île de Phu Quoc (voir 4 mars et 19 avril), les KR s’en prennent à celle de Poulo Panjang où les 500 habitants vietnamiens sont « évacués » sans que l’on sache où. Sur l’île de To Chu, les KR rasent les villages vietnamiens et emmènent 515 habitants. Trois semaines plus tard, les deux îles sont reconquises. Les Vietnamiens font alors 600 prisonniers kr. Cette démonstration de force oblige Pol Pot à présenter des excuses en invoquant l’ignorance de la géographie par les responsables locaux. Personne n’est dupe de cette pseudo-excuse car les îles convoitées possèdent des gisements de pétrole (Richer, 2009, p. 62 ; Biernan, 1998, p. 125).
12 - 15 mai 75 : Attaque par deux bateaux armés américains aux mains des KR du porte-conteneur américain Mayaguez dans les eaux internationales du golfe du Siam, au large de Sihanoukville. 38 civils américains sont amenés sur l’île de Koh Tang. Hu Nim, ministre de l’Information et de la Propagande du G.R.U.N.K. accuse alors les États-Unis de multiples actes d’espionnage répétés.
Le 14, Gerald Ford ordonne une opération de libération des civils. 18 militaires américains et une soixantaine de KR trouvent la mort au cours des combats alors que les civils ont été embarqués avant les combats dans des navires de pêche pour être libérés.
Le 15 mai au soir, l’aviation américaine largue sur l’île une bombe BLU-52 de 7 tonnes qui est la dernière bombe larguée par les États-Unis en Asie du Sud-Est. En représailles, l’aviation américaine détruit également l’unique raffinerie de pétrole du Cambodge dans le port de Kompong Song, ainsi que la flotte d’avions militaires basés à Ream (Deron, 2009, pp. 179-180 ; Biernan, 1988, p. 124).
15 mai 75 : Télégramme de l’ambassadeur de France au Quai d’Orsay : « La fête de la victoire a été célébrée aujourd’hui à Saigon. Elle a rassemblé tout au plus 150 000 personnes en dépit d’un énorme effort d’organisation et d’embrigadement […] Les habitants avaient reçu l’ordre de pavoiser aux couleurs du G.R.P. et de la R.D.V.N. Les rues étaient sonorisées par un système de haut-parleurs. Sur l’estrade avait pris place le G.R.P. [Huyn Tan Phat, son président], le président de la R.D.[V.]N., M. Ton Duc Thang [président honorifique de la R.D.V.N.], M. Le Duc Tho, le général Van Tien Dung, chef d’état-major général de l’A.[P].V.N., le général Tran Van Tra et le comité militaire de Saigon, des délégations étrangères […] En dehors des délégations, la foule des curieux venus spontanément était maigre […] Défilé militaire motorisé médiocre (lent et mal réglé) […] Durant toute la cérémonie, la foule saïgonnaise est restée morne et silencieuse […] L’attitude des gens allait de l’indifférence à la tristesse. » (cité in Toinet, 1998, p. 391)
Le président du G.R.P., Huyn Tan Phat, prononce un discours annonçant que le nouveau gouvernement au Sud sera démocratique, que le pluralisme des opinions et des croyances sera respecté. Des représentants bouddhistes et catholiques sont en effet présents. Des soldats n-v et du F.N.L. défilent côte à côte mais derrière cette façade, la loi d’Hanoi s’installe : suppression de la liberté de la presse, dénonciations, mise au pas des anciennes forces de sécurité ou de l’armée qui, selon les grades des cadres, seront plus ou moins longuement « rééduqués » (Todd, 1978, pp. 411-412).
18 mai 75 : Khieu Samphan, président de « l’Amitié Cambodge-Vietnam », se rend à Ho Chi Minh Ville pour assister aux célébrations de la victoire n-v. Nuon Chea déclarera plus tard au comité permanent du P.C.K. qu’« au lendemain de la victoire » les Vietnamiens s’étaient montrés « très insolents » mais qu’« à la cérémonie de Prey Nokor [Ho Chi Minh Ville] ils s’exprimèrent normalement et sans effronterie. » (Biernan, 1998, p. 126) Brève période d’accalmie entre les rivaux ataviques.
20 – 25 mai 75 : Au Cambodge, a lieu une conférence spéciale dans le vétuste centre sportif des quartiers nord de Phnom Penh. Ont été invités les secrétaires de district et de région de tout le pays, des représentants de toutes les forces armées. On compte un millier de participants. C’est la première grande initiative du Centre (Kandal) pour faire appliquer sa politique dans tout le Cambodge. Il ne demeure pas de traces écrites de cette grande réunion et assez peu de témoignages de participants dont peu ont survécu.
Des témoignages restants, il apparaît que la direction du P.C.K. a défini un plan en 8 points : 1) évacuation de la population de Phnom Penh ; 2) abolition de tous les marchés ; 3) suppression de la monnaie du régime Lon Lol et retrait de la monnaie révolutionnaire qui avait été imprimée ; 4) sécularisation de tous les moines bouddhistes et mise au travail dans les rizières ; 5) exécution de tous les dirigeants du régime de Lon Lol, en commençant par le haut de la hiérarchie ; 6) création de coopératives avec repas communaux ; 7) expulsion de la population constituant la minorité vietnamienne ; 8) envoi de troupes aux frontières, principalement côté vietnamien (Biernan, 1998, pp. 69-70) Pol Pot réaffirme lors de cette conférence que le delta du Mékong était autrefois cambodgien, alimentant ainsi les querelles de frontières (et d’îles) qui n’en finiront plus entre le Vietnam et le Cambodge (Biernan, 1998, p. 126).
Hou Youn (ministre de l’Intérieur, de la Réforme des communes et des coopératives au sein de G.R.U.N.K.) est présent ce jour au rassemblement des cadres du P.C.K. du stade olympique de Phnom Penh en l’honneur de la victoire. C’est à cette occasion qu’il critique le plan en 8 points de Pol Pot (collectivisation, évacuation des villes, abolition de la monnaie). Ces critiques lui vaudront d’être l’un des premiers cadres kr à être purgé, après une brève période de disgrâce, en août (Deron, 2009, p. 319).
25 mai 75 : Le directeur du bureau de liaison du G.R.P. auprès des Nations Unies, Huynh Cong Tam, signale au haut-commissaire pour les réfugiés ce qui lui apparait être des dysfonctionnements dus à une propagande mensongère : « Vous êtes sans doute au courant du fait que plusieurs dizaines de milliers de Vietnamiens ont quitté le Vietnam du Sud peu de temps avant la libération complète de notre pays. Parmi ces Vietnamiens, beaucoup ont été évacués contre leur gré, ou ont été conduits à quitter le pays par une propagande mensongère. D’autre part des centaines d’enfants vietnamiens ont été arrachés à leur patrie et ceci en violation des règles internationales en vigueur […] » Il omet de dire que ces mouvements de population ont surtout été initiés par la peur de la mise en place d’un régime communiste pur et dur au S-V. Les autorités communistes ont d’ailleurs refusé le retour de certains réfugiés s-v stationnés à Guam que les États-Unis étaient prêts à rapatrier (Todd, 1978, pp. 412-413).
Au Cambodge, les Vietnamiens reprennent l’île de Tho-Chu. Le KD s’empare de la région de Koh Kong. Des éléments dissidents du F.U.N.K., conduits par Taer Banh, vont poursuivre une guérilla contre le KD jusqu’à l’arrivée des troupes vietnamiennes en 1979.
Arrivée du futur cadre kr Suong Sikoeun à Phnom Penh. Après 20 ans d’absence, il est complètement désorienté par le spectacle qu’offre la ville : « Si je trouve grotesque la décision de l’Angkar – l’Organisation – de faire disparaître les fleurs de la ville, je juge que sa décision de faire sauter les dalles des trottoirs et de transformer ceux-ci en jardin maraîchers comme de la pure folie. Sans parler de cette ridicule initiative consistant à planter des cocotiers autour du Marché central. »
Il observe l’occupation des différents secteurs de la capitale par les différentes troupes kr, certaines ayant participé à la reconquête de la ville et d’autres pas. La ville est cloisonnée et chaque corps de troupes impose l’utilisation de laisser-passer pour se déplacer d’un point à un autre. Il n’y a aucune administration centrale, chaque secteur de la ville dépend d’un commandement militaire particulier. Ieng Sary conseille à Pol Pot de remédier à cette situation tant elle paraît confuse. Selon le témoin, ce n’est qu’à la veille de l’invasion par les Vietnamiens en 1979 que l’on connaitra le nom du commandant militaire de la capitale (Sikoeun, 2013, pp. 181-183).